Bernard Pivot, mon beauf par François Huglo
L’art de l’interview fut inventé par Socrate. Pratiqué par Denise Glaser, par Pierre Dumayet, il reste une maïeutique. L’auditeur entre en un cercle intime de confiance et de confidence. Il est l’invité, le tiers convive, l’hôte, l’égal. Et l’initié s’il veut, car il est majeur (Gainsbourg face à Béart : un art majeur est celui qui exige une initiation). C’est ainsi que l’instituteur, le professeur, traitent leurs élèves, et depuis Vilar, les compagnies théâtrales leur public.
Jean Rousselot considérait Bernard Pivot comme un chef de rayon de grande surface. Son job : la promo. Il a fait vendre des livres, n’a jamais plongé quiconque dans une lecture. Sa position vis-à-vis de l’écrivain n’était pas, comme on a pu le dire, celle du béotien, de l’Ingénu ou Huron voltairien, mais celle de mon beauf, limite Dupont la joie. Quand il présentait Charles Bukowski sous le double éclairage d’un « clan » qui l’admirait, celui des Sartre, Sollers, et Cavana, et d’un autre qui ne voyait en lui qu’un phallocrate, un obsédé sexuel, un pornographe, un alcoolique, on sentait déjà qu’il se situait démagogiquement dans le second, ce qui fut confirmé par une question ultérieure, du Poutine ou du Xi avant la lettre : « est-ce que vous n’êtes pas la preuve vivante de la décadence américaine ? ». Et par la réplique finale : écœuré par la médiocrité des commentaires des autres invités, déçu par un plateau sur lequel venait s’écraser la haute idée qu’il s’était faite du monde littéraire français, Bukowski avait déclaré : « Je connais beaucoup d’écrivains aux États-Unis qui adoreraient être ici, mais moi, ça ne me fait pas plaisir ». En désespoir de cause, après avoir vidé verre après verre, il était sorti. Conclusion de Pivot : « Finalement, il ne tient pas tellement la bouteille, cet écrivain américain ». De cette émission nous retenons Bukowski. Tous les autres, sauf peut-être Cavanna, nous font plutôt honte. De celle où Pivot félicitait Matzneff pour des « cours d’éducation sexuelle » où il donnait « de sa personne », et s’inclinait avec envie face au « collectionneur de minettes », nous retenons Denise Bombardier.
Bernard Pivot n’a pas été l’homme du service public, mais celui du « grand » public identifié à de l’audience convertible en parts de marché. En 1961, Pierre Dumayet s’entretenait avec Clément Rosset, étudiant de 21 ans, en 1969 avec Henri Langlois, en 1971 avec James Baldwin. Bernard Pivot a ignoré la poésie, le théâtre, la philosophie, les essais, en un mot la littérature. Que pouvait-il donc nous apprendre ? L’orthographe ? Pire : son respect le plus étriqué, loin de tout « Xava xava xa ». Et loin du mot d’ordre de Jean-Pierre Bobillot dans L’écume des mots : « La rareté pour tous », rareté des lettres autant que des mots, ouvrant la liberté d’écrire, selon l’humeur ou l’intention, rhythme, rythme, rhythm, ritme, ou ritm.
À Pivot prescripteur de best sellers qui n’en avaient pas forcément besoin, on opposera, outre Dumayet, les meneurs de jeu (Jérôme Garcin dans Le masque et la plume ou dans l’émission télévisée Boîte aux lettres, qui a trop peu duré), et les architectes de séries documentaires dignes d’être léguées à des générations d’éternels écoliers, non de clients précoces : Un siècle d’écrivains, de Bernard Rapp.
Tout le monde sait lire La Fontaine et Victor Hugo, sauf Fabrice Luchini, cet hystérique cabot qui se prend pour un génie consentant à jeter au pauvre peuple que nous sommes des miettes tombées des tables des génies qu’il fréquente : Nietzsche, Céline, Cioran, Bernard Pivot. Tout le monde, en lisant, explore d’autres mondes qu’ont rendus accessibles, bien avant Apostrophes, l’école, les collections de poche, les radios et télévisions de service public, des éditeurs, critiques et libraires épris d’aventures et de partages. Tout le monde, sauf le conformiste et paresseux adepte du « vu à Apostrophes », ce mode parmi d’autres du « vu à la télé ». Bellemare ou Pivot, c’est toujours du télé-achat.