Entretien avec Virginie Lalucq pour par Laurent Zimmermann
“ Narrative in itself is not what is in your mind but what is in somebody’s else ”. Gertrude Stein (Narration, 1935)
Liste des pages est rythmé par une progression chronologique. Octobre, novembre, décembre apparaissent dès les premières pages. D’emblée, se trouve ainsi posée une dimension narrative. Ce sont pourtant bien les moyens du poème qui sont mobilisés. Peux-tu revenir sur ce projet, dont le canevas est narratif mais qui ne recourt qu’au minimum aux moyens de la narration, pour laisser place plutôt à ceux du poème ? Ce n’est peut-être pas raconter du reste, donner à vivre une expérience, ce qui engage également un certain rapport de la poésie au réel.
C’est un point important. J’ai toujours cherché la langue d’un livre, comme s’il allait dicter en quelque sorte l’énonciation, ce pourquoi j’écris des livres de poésie et non des recueils de poèmes : l’unité du livre comme mesure et espace. D’une certaine façon mes textes mettent toujours en place des formes narratives elliptiques, que ce soit dans Couper les tiges ou dans Fortino Samano. Mais c’est encore davantage le cas ici puisque le projet de Liste des pages était conduit par l’idée d’une narration, à savoir dire et montrer l’expérience de la maladie, à travers un corps ou plutôt une somme de corps qui perdraient leurs forces vitales. Dans ses conférences sur la question de la narration, Stein disait que contrairement à la poésie, « le récit en soi n’est pas ce qui est dans votre esprit mais ce qui est dans l’esprit de quelqu’un d’autre ». Elle ajoute : « comme la traduction, la narration consiste à recréer le point de vue de quelqu’un d’autre ». En ce sens, donner à voir et à entendre sans raconter vraiment une histoire mais avec les moyens du poétique consisterait dans le fait de « commencer à raconter cette chose d’une autre façon qui peut d’une manière ou non signifier quelque chose » (Stein) puisque les personnages ici sont les mots et que le sujet de l’écriture au fond s’il peut dicter la langue importe moins que l’écriture elle-même et ce pourquoi on ne peut parler de poésie narrative ici. Le livre est le résultat d’une expérience fictive avec un cadre temporel limité à quelques mois, soit octobre à avril. Quand j’ai décidé de l’écrire, beaucoup de gens autour de moi tombaient malades et notamment des amis écrivains, je me suis alors fait la réflexion que si l’on pouvait écrire sous les bombes, dans les tranchées, l’expérience de la maladie était la limite, celle du corps empêché par son affaiblissement et les traitements éventuels. Je me suis demandé quel texte je pourrais produire si je me trouvais dans cette situation, il y avait l’idée de « l’écrivain public » aussi. La narration est portée par cette voix ou plutôt cette somme de *voix entremêlées car s’il fallait créer un effet de réel, exactement comme un comédien fait en trouvant en lui des équivalents émotionnels, je ne voulais pas m’approprier la maladie et la place de ceux qui vivaient cette lutte. Je voulais lutter avec eux par et dans l’écriture. On arrive donc à un paradoxe : il s’agit d’un livre qui produit un effet de réel lyrique « accidenté », alors qu’en réalité il est l’expression de plusieurs voix, dans un brouillage énonciatif constant. C’est en cela qu’il est expérience d’écriture (si je n’avais pas pris cette situation d’énonciation comme cadre, je n’aurais jamais produit ce texte.)
VOIX* :
- « Tu » fictif
- « Je » de la narratrice + « il, elle » fictifs
- « Je » biographique
- Intertextualité : Collobert, Dickinson, Brindacier, K. (Kafka), Michael Kohlaas (von Kleist), Sénèque, Loup/agneau (La Fontaine) …
L’un des grands traits marquants de ta poétique est un certain travail figural, avec notamment tout un jeu métaphorique, mais qui a pour caractéristique de rester toujours en mouvement, puisque les termes ne s’en fixent jamais mais au contraire s’échangent, bougent, se remplacent, dérivent. Pourrais-tu revenir sur ce point ?
Dans Couper les tiges, j’écrivais qu’il s’agissait de lutter contre ses métaphores, ne pas en faire en tout cas. Alors, bien sûr, il est un peu vain de considérer qu’on puisse faire sans les images mais je me méfie des analogies simplistes qui restreignent la dynamique du langage pour l’enfermer dans des tours limités ou des pensées restreintes.
Dérivations lexicales, remotivations étymologiques, ellipses, substitutions d’un mot à un autre, montages à partir de citations ou samples de refrains ou de textes, métonymies-synecdocques mais aussi syntaxe qui inverse les termes ou les fait fusionner et crée ainsi des relations inattendues, ce qui donne une écriture qui ne se fixe pas dans des certitudes parce qu’ « après tout, les êtres humains s’intéressent à deux choses. Ils s’intéressent à la réalité et souhaitent en parler » (Stein). Enfin, je me suis beaucoup intéressée à la littérature baroque et ce qui m’avait marquée, c’était justement cette notion de mouvement dans l’écriture et celle du travestissement or dans mes textes, le genre n’est pas toujours assignable.
L’un des autres traits importants de ta poétique est qu’elle mobilise toujours, dans le même poème, des formes différentes : pages versifiées, pages en prose, pages au texte ponctué de barres obliques entre vers et prose. Comme si, là encore, ce qui importait n’était ni le vers ni la prose, mais le mouvement entre les deux, ce qui fait qu’il n’y a ni vers ni prose strictement et de manière stable, mais une relation. Est-ce ainsi que tu abordes les choses sur ce plan ? Mélange, mise en relation, qu’on entend aussi dans la circulation entre les références savantes et les références supposées populaires, avec la reprise de chansons, listées du reste en fin de volume.
Oui : outre l’aspect d’expérience en tant que contrainte, la question de la forme en est l’aboutissement. Inventer des nouvelles formes. Faire aller la prose avec la poésie, ce n’est pas alterner prose et vers mais les faire fusionner. Je n’ai jamais cherché à faire des vers mais plutôt une forme de musique naturelle, d’où davantage un travail sur le rythme. Mais en cherchant bien, on retrouve parfois quelques mètres (Jean-Luc Nancy s’y était amusé et avait ainsi découvert des alexandrins dans FS) : disons que dans Ldp, j’ai aimé alterner entre des passages en prose plus denses et sans ponctuation (ça correspond par exemple au fil accéléré des souvenirs de la voix ou le passage sur la question de la main) à des passages plus aérés, courts et brefs, pour ralentir/accélérer le mouvement du texte, ce qu’on entend bien à la lecture à voix haute même s’il s’agit d’un mouvement de tension ici. Et pour revenir sur la question de la musique, tous mes textes comportent des greffes ou variations, citations musicales. Cf la bande-son finale de Ldp.
Si ce poème est l’expérience d’un personnage ou d’une personne en danger de mort et qui a de ce fait un regard si particulier sur la vie, c’est aussi, discrètement mais de manière claire, le poème d’une interrogation féministe. La disparition prochaine renvoie aussi à ce qui a été tenu dans le silence d’une poésie des femmes. « Une bonne poète est-elle une poète morte ? », lances-tu par exemple. Par ailleurs, des références importantes parcourent le texte, à « Emily » Dickinson, à « Brindacier » (« supersœur du poème »), notamment.
Une des voix possibles du texte est en effet celle de figures féministes déterminées, malgré l’adversité du monde. Quant à la blague détournée, je trouve l’interrogation assez glaçante même si réaliste : j’ai fait ce constat il y a bien longtemps que les poétesses accédaient plus facilement à la reconnaissance quand elles étaient mortes comme si de leur vivant leur identité féminine ou leur corps faisaient écran à la citation, d’où l’exemple de Dickinson qui n’a vu qu’une poignée de ses poèmes publiés de son vivant, douze, précisément, aucun livre, encore moins le succès posthume qu’elle connaîtra. Les rares poèmes publiés en revue de son vivant ont été systématiquement corrigés, sa correspondance avec des amis hommes de lettres font état des doutes de ces derniers quant à la qualité de sa littérature, quand ils ne la découragent pas. Cf T.W. Higginson à qui elle demandera si ses vers « vivent » et qui lui déconseillera de publier, ce qui l’amènera à renoncer à toute publication. Puis, elle a fini totalement phobique, enfermée dans sa chambre à écrire des poèmes comme si elle s’adressait des lettres à elle-même (un ami m’a dit depuis que Roberto Altmann avait fait exactement cela, à savoir, entretenir une correspondance avec soi-même.) Mais dans ce passage, je parlais de Collobert disparue précocement et dont l’œuvre a vraiment été reconnue avec la parution des Œuvres I chez P.O.L., comme en fait d’ailleurs état un article du Matricule des Anges (no 54, juin 2004) qui indique que « le milieu éditorial a maintes fois refusé de publier ses œuvres et les a vouées à l’oubli » (D. Garcia). J’ai trouvé qu’il y avait là quelque chose de comparable avec l’expérience de déréliction de la maladie. Quant à la référence à Brindacier, cette héroïne scandinave des années 60 irrévérencieuse et costaude, elle était là comme pour inverser ce rapport de force à l’avantage de la vie, une espèce de double d’écriture qui donne du courage pour conjurer le mauvais sort. Écrire ce livre a aussi été le moyen de conjurer ce qui s’abattait sur la santé de mes amis.