Jo, Zette, et (surtout) Jocko par François Huglo
Le petit Hans (4 ans) de Freud, assistant au bain de sa sœur, dit : « Son fait-pipi (wiwimacher) est encore petit… mais elle grandira, et il deviendra encore plus grand ». Le père de Jo et Zette, frère et sœur, s’appelle Legrand, et construit un avion. « Si j’étais plus grand, je le piloterais, moi, l’avion stratosphérique que papa a inventé », dit Jo (Le testament de M. Pump, p.6). Freud cite le docteur Federn, qui lie les rêves de vol à l’érection comme négation de la pesanteur. Jo s’empare, pour le sauver, de l’avion paternel, mais il échoue avec Zette et Jocko dans les glaces d’Islande, parmi les pingouins (clin d’œil à l’Alfred de Zig et Puce dans les albums d’Alain Saint-Ogan, l’un des modèles d’Hergé ?) Cette chute et ce gel d’Icare figurent en couverture de Destination New York, album publié en 1939 par Le Petit Vingtième et paru en 1952. Carlingue rouge sur glace blanche et bleue, et deux enfants frigorifiés. On retrouve un naufrage semblable dans Tintin au Tibet, prépublié en 1958-1959 dans le journal Tintin et publié en 1960, où le rôle d’Icare sera confié au moine Foudre bénie. Mais ici, l’avion-mort-du-père est absent de la couverture où Tintin, Haddock, et Tharkey, le sherpa, montrent dans la neige, comme une résurrection possible, les traces du Yéti, qui pourraient les mener à Tchang.
Si l’homme, frère ou sœur, papa ou maman, s’envoie en l’air, il descend du singe. Le lecteur fidèle de Tintin relie facilement le Yéti à Ranko, le gorille de L’île noire, bon sauvage au cœur tendre enfermé dans une tour par le docteur Müller pour y jouer le rôle du Minotaure. La conquête des larmes du Yéti par Tchang ressemble à celle des larmes de Ranko par Milou : deux figures de la grâce, d’Icare échappant au naufrage, deux foudres bénies. Mais ce même lecteur songe-t-il à Jocko, le singe de Jo et Zette, que ses proportions rapprochent plus de Joli Cœur, dans Sans famille d’Hector Malot, que du King Kong cher à Virginie Despentes, modèle de Ranko et peut-être du Yéti ? Et le suffixe « ke » étant diminutif en Flandre et à Bruxelles, Jocko —plutôt que Joke, la plaisanterie— ne serait-il pas le petit Jo, le petit d’homme, l’infans, le petit Hans, son petit fait-pipi, la petite zézette à Zette ?
La parenté entre Jocko et Joli Cœur apparaît dans la solidarité entre les héros d’Hergé et les gens du voyage, comme entre le Rémi d’Hector Malot et Vitalis, musicien ambulant, son père adoptif. Rappelons qu’Hergé s’appelait Georges Remi. Et rappelons les premiers mots du récit de Rémi dans le roman : « Je suis un enfant trouvé. Mais jusqu’à huit ans, j’ai cru que, comme tous les autres enfants, j’avais une mère ». Dans Le testament de M. Pump, p.43, pour sauver l’avion d’un bombardement imminent de l’aérodrome, Jo vole une roulotte qu’il rendra plus grande et plus belle aux « romanichels » page 52, la dernière, de Destination New York. Et dans Les bijoux de la Castafiore, Tintin innocente les Tziganes évidemment soupçonnés de vol par les Dupondt et la gendarmerie. La tête à béret de Jo rappelle celle de Quick dans Les exploits de Quick et Flupke (encore un ke), où le gendarme ressemble aux Dupondt. L’avion de papa Legrand répondait au défi de feu M. Pump, incarnation du « Time is money » capitaliste. Que le petit Jo sauve l’engin paternel par le vol d’une roulotte n’est pas indifférent. « Quelle nostalgie dans cette musique ! », dira Tintin (Les bijoux, p.40). Time is music. Dans L’éruption du Karamako, p.27, un pauvre hère errant, genre Vitalis, libère Jocko de la fourrière pour l’affubler d’un uniforme rouge, plumet blanc, épaulettes dorées. Perché sur un orgue à manivelle et à roulettes, il fait la manche en songeant à son Jo, à sa Zette, perdus de vue. Jocko, c’est déjà Milou : dévoué comme Tintin, ingénieux comme Tournesol, parfois voleur sur les navires (Jocko dans Destination New York p.18, Milou dans Le trésor de Rackham le rouge p.16), ou dans les restaurants antipathiques (Milou dans Le sceptre d’Ottokar, p.7), mais surtout porté, comme Haddock, sur la bouteille : de champagne, celui du baptême de l’avion, pour Jocko (Le testament de M. Pump, p.37), plutôt de whisky pour Milou (L’île noire et Tintin au Tibet, passim). Jocko ou Milou, petit d’homme au carré (petit d’homme du petit d’homme) ?
De même que Jocko est déguisé en homme pour gagner sa vie, celle de son protecteur, Tintin se déguise en singe (Tintin au Congo, p.17) pour sauver Milou, et parle à un singe déguisé en homme, ou du moins coiffé de son chapeau colonial. Puis il parle à Coco, épouvanté par ce « singe parlant» qui n’a donc plus rien de l’infans : « Ça mauvais ! Ça y en a singe parlant ! Ça y en a mangé Tintin ! ». Prêts à être mangés, engraissés par des cannibales (« Niam-niam !... Anko !... Anko !... Bou-kou !... »), Jo et Zette joufflus à point sont sauvés par les singes commandés par Jocko, qui les bombardent de noix de coco. Dans Le trésor de Rackham le rouge, c’est Haddock qui, par une de ces noix, veut « clouer le bec » de perroquets qui pourtant, comme dit Tintin, « de génération en génération (…) se sont transmis le vocabulaire de (son) aïeul ».
Jocko, Milou, sont-ils mâles ou femelles ? Rien ne permet de le préciser, même si les premières aventures de Milou affectent sa queue (Tintin au Congo, pp.2 et 6), petite queue du petit Hans. Seuls, la coiffure et le vêtement distinguent Jo de Zette, égaux au point de faire double emploi, alors que dans le couple parental, un Legrand est plus grand que l’autre. Si Tintin est asexué, c’est pour rassembler Jo, Zette, et même Jocko. Ce n’est pas Milou qui entre dans la peau du singe, mais Tintin, qui n’aura pas besoin de revêtir leur cuirasse pour dialoguer avec les éléphants (Les cigares du pharaon, p.35) après avoir soigné l’un d’eux.
Tintin fut d’abord le nom d’un personnage, lui aussi blond à houppette et pantalon de golf, souvent accompagné d’un chien, créé par Benjamin Rabier en 1897. Tintin Lutin fut son premier album pour enfants. Rabier a dessiné la Vache qui rit, peut-être de se voir (d’avance) si belle sur les épaules de Haddock (Les 7 boules de cristal, p.15). L’Onésime de Rabier, lui aussi entouré d’animaux, ressemble encore plus à Tintin. Mais la femme forte flanquée d’un petit homme, d’un petit Hans à peine grandi (la Castafiore et son pianiste, la Castafiore et Tournesol) évoque plutôt Dubout. Deux maîtres pour Hergé, qui écrivait dans une préface aux Fables de La Fontaine accompagnées de dessins de Rabier (Tallandier, 1982) : « Je devais avoir douze ou treize ans lorsque quelqu’un —un ami de la famille, je suppose, qui savait probablement que je ne cessais de griffonner des petits "bonshommes"— m’a offert une série de six cartes postales en couleurs illustrant la fable "le corbeau et le renard". Et j’ai été immédiatement conquis (…). Le décor était indiqué, les acteurs en place ; la comédie pouvait commencer ». Humaine ? Animale ? Hergé a-t-il singé Saint-Ogan, Dubout, Rabier ? —Oui, répond Jocko, et alors ?