Joë Bousquet et nous (2) par Christophe Stolowicki
La leçon de beauté. La leçon d’intériorité réfléchie à un miroir sans tain – timbré du pays des merveilles. Celui dont une langue séculaire a pris le relais. La nacre du sel.
« Une vision du monde serait-elle empêchée de prendre une valeur universelle par la difficulté de généraliser avec elle ce qui fut sa chance humaine de révélation ? » Quand on a perdu ce pour quoi la vie vaut d’être vécue s’ensuivent révélation sur révolution – de tout son sang pris à la lettre de l’être.
« Si j’aimais le blanc qui est la fusion de toutes les couleurs c’était pour aimer davantage le gris qui est l’absence et la fusion de toutes les couleurs. » D’une voix blanche de toutes les couleurs.
« Pour toute chose que j’avais touchée, il y avait une voix dans ma voix, comme l’écho d’une vision ». En filigrane, à l’asymptote d’une bribe de rêve la parole se mue, permute en vision, comme à un écho de son épicentre.
« Il faisait froid […] dans le printemps des pierres mais un peu moins si je me redisais que j’avais quelqu’un à aimer. […] je croyais voir l’arbre du sang frémir dans l’étendue […] comme s’il avait fallu abreuver avec elle le sang en fleur d’une rétine minérale que je portais sous mes paupières. »
« Musique : le sang dans le cœur. » Je m’étonnais qu’un aussi grand artiste ne manifeste pas de goûts musicaux quand en rouvrant au réveil au hasard la nacre du sel je tombe en arrêt. Nul n’a dit comme lui ce qu’est la musique, même si Matisse l’a illustré comme personne dans son jazz.
Il faut lire Bousquet jusqu’au premier sang. Nul n’a comme lui décliné sang en cent sens sans qu’il en coule une goutte sinon dans les artères qui irriguent le cœur.
La nacre du sel : le carnet grenat dont il ne se séparait jamais, telle la révélation de Pascal cousue dans sa doublure. C’est ajouter foi aux mots comme ont peine à l’entendre des contemporains saturés d’images.
Joe Bousquet tient dans sa joue la cascade des mercis gardés en bouche.
« Ne cherche pas à créer / Il suffit que tu sois ». Mais personne désormais ne l’écoute, créant à qui mieux mieux, enfonçant le Créateur, s’intitulant créateurs, des couturiers, des publicitaires, brandissant leurs drapeaux, démultipliant les images, tous créateurs, démocratiquement. À qui pis pis, à qui phi phi. Le pis est que tout n’est pas mauvais (Gombrowicz, à propos de la déferlante de peinture abstraite).
« Ne cherche pas à créer » dans ce monde gréé dont la silhouette s’élance, dans ce monde agréé, ex nihilo non créé. Dont la fine voilure se déchire à la criée.
La nacre de sel, La tisane de sarments figurent parmi les plus beaux titres de la langue française. Clair de terre, Poisson soluble, André Breton avait lui aussi le génie des intitulés. Mais s’y profile son omniprésence de chef d’un mouvement littéraire.
Les mots gris, les exaltés, les pelucheux, ceux qui tiennent dans l’entre-deux sexes. Les mots en couleurs, ceux qui répondent au cours de la mode de ce qu’il convient de penser et tiennent dans l’entre-deux sexes. Les mots qui n’en passent pas la rampe. Ceux que teste la poésie, celle qui n’en porte pas le nom. Celle qui n’emporte pas le oui. Celle de l’entre-deux non. La poésie de Joe Bousquet se situe dans cet intervalle, à cet étiage, à cette asymptote, dans ce cours des choses, courte comme un hoquet, quiète de tous tourments, levée par une balle dans les reins qui colore l’entre-deux sexes du sang du cœur. Les mots de l’hétérosexualité absolue. Les infra-sexuels. Ceux qui tiennent chaud aux reins de Joe Bousquet qui les garde toujours à portée dans son carnet grenat intitulé La nacre du sel. Celle dont jusqu’à la dernière goutte s’est retiré le sang.
La métaphore la plus grise et blanche qu’un titre ait jamais portée.
Métaphore comme métaphysique, celle qui porte, emporte au-delà comme en un en deçà.
En presbytie motrice.
Bousquet acculé dans son lit ou son fauteuil roulant et dans son fond de siècle, se posent les questions littéraires majeures. Qu’est-ce qui s’est joué là ? À quoi bon la poésie. Pourquoi, jetant avec le surréalisme ses derniers feux (de batterie), s’est-elle amenuisée (Char son dernier grand sursaut) en un art pour initiés ? Pourquoi la poésie, dans le cours d’une vie de nombre de ses presque contemporains (Gide, Proust), s’est-elle retirée au profit du roman. Pourquoi la clef de voûte de l’art gothique a-t-elle lâché, effondrant la basilique en chicanes. Bousquet est peut-être le grand témoin de la surpopulation qui a miné la parole.
« Étranger à la vie commune, il était devenu une réalité pour les autres à force de n’être qu’un songe pour lui-même. » Iris et Petite-Fumée (1939) dresse en détresse, une qui prend bientôt comme une douceur conquise, sa vitesse de croisière, et ce rien de plaisance que la souffrance seule garde de se complaire dans sa singularité – un autoportrait de l’artiste dont « l’universel aura été d’abord la solitude de celui qui devait l’exprimer ». D’Iris, « un esprit féminin qui s’enfanterait dans la douleur de me donner le jour », s’élève dans un jour de souffrance, verset sur verset, sa petite fumée.
« Celui qui pense à mourir […] veut donner à ce qu’il aime le poids effroyable de ce qui ne connaît pas l’amour. » On ne se lasse pas de suivre dans son arrière-cour, de courée en courée ce qui nous laisse court, en soif de limbes, en appétit ouvert, couvert par le secret où se crée inlassablement cette petite fumée d’encens qui jamais ne danse, danse, danse.
« Elle entre en courant dans ma chambre, un oiseau l’attend dans la rue / […] / Je l’appelle Petite-Fumée ». « c’est avec son regard que sa beauté me tue […] Trop belle pour que je prétende l’avoir jamais vue. »
Des « façades voisines dont la lumière se retirait […] Ce qu’on voyait semblait si loin qu’on n’aurait pu le décrire qu’avec des pensées ». Se nouent la poésie la plus intellectuelle et la pensée la plus intrinsèquement poétique que suscite une infirmité majeure.
« Iris aura dormi ma vie. » Du sommeil le plus transitif.
Le poids de mots, leur pesant lumineux – de courage. De la considération qu’il vaut, de la persévérance qu’il draine, qu’il entraîne, de la densité qu’il leur infuse. Après plus de trois-quarts de siècle de paix il est difficile de comprendre Joe Bousquet jusqu’ici sans la connaissance de sa bravoure à la guerre où il s’est engagé à dix-huit-ans, a gagné ses galons d’officier, est tombé avec plusieurs de ses hommes dans une offensive insensée à l’encontre des ordres.
Sa rencontre en 1942 avec Simone Weil, préparée par leur collaboration aux Cahiers du Sud, et l’échange de lettres qui s’ensuit, en donnent la mesure, la détermination de l’essayiste philosophe en est l’écho.
Elle est venue pour obtenir de lui une lettre approuvant sa demande de constitution d’un corps d’infirmières qui emportent au fur et à mesure les blessés du champ de bataille sur des brancards, afin de galvaniser le courage des combattants, ce qu’il a connu en 1918 et confirme : « le danger mortel donne une grande force morale à ceux qui y sont continuellement exposés ».
Il la lui adresse bien volontiers mais la rencontre, censée être métaphysique, fait long feu.
On apprend à l’occasion qu’il a connu une brève vie hétérosexuée active avant d’être paralysé à vie, ce qu’à la forte teneur masculine des textes l’on pressent. Comme s’exfiltre jusqu’à nous un Tristan Corbière éperdument homme et qui n’a pas vécu.
Induisant une créativité prodigieuse, le désir a cheminé dans le Verbe pur, dans le déni d’organe, flirtant avec la foi chrétienne pour n’en retenir que le Verbe premier – le dialogue avec Simone Weil celui de deux agnostiques que le malheur a fait, elle basculer contre la barbarie en mystique-ès-lettres, lui se suspendre en lévitation entre christianisme et surréalisme à l’encontre de sa mutilation.
La nacre du sel, Savary, 2020, anciennement Mirabilis, 2012.
Iris et Petite-Fumée, Ardavena, 2023, réédition de GLM, 1939.
Simone Weil / Joe Bousquet, Correspondance 1942, Claire Paulhan.