L’excès, et cetera de Michel Surya par François Huglo
« L’excès » : la dépense ? Bataille, dont Michel Surya est biographe ? Peut-être, mais peut-être autre chose aussi. « Excès » commence comme « existence ». Et si c’était la même chose ? Le mot figure dès le premier poème, si l’on peut appeler poème cette rumination, cette basse continue, obstinée, comme en voix off, en retrait : « né en… de quel néant né », pas « préparé à passer de n’être rien à n’être / : qu’os & peaux / (…) / déjà dans le besoin comme tout ce qui naît / bêtes les mêmes / à peine plus ni moins qu’elles / : peurs cris pus pleurs / à la suite ou dans le désordre comme toute l’existence après ».
Toute existence est surnuméraire. Selon l’humeur, être né sera « inconvénient » (Cioran) ou avantage : grâce, cadeau, merveille, miracle. Dans les deux cas, c’est idiot (Clément Rosset : « nous désignons d’abord l’existence en tant que fait singulier, sans reflet ni double : une idiotie donc, au sens premier du terme »). Ou absurde. On naît en excédent. « C’est trop », dit-on hypocritement d’un cadeau inattendu, qu’il nous comble ou nous embarrasse. On naît de trop, on est en trop, comme le reste, en « excès, et cetera ». Les « espaces infinis » n’effraient pas Pascal parce qu’ils sont trop grands pour lui, mais parce qu’ils sont —leur « silence éternel » le crie— de trop. Le titre et le propos de Surya peuvent rappeler le Sartre de La Nausée : « chaque existant, confus, vaguement inquiet, se sentait de trop par rapport aux autres. De trop, le marronnier (…) De trop, la Velléda… Et moi (…) moi aussi j’étais de trop (…) ma mort même eût été de trop ». (Surya : « qui a-t-il fait taire se taisant / tué se tuant »). Vaguement comiques, comme en « certaines situations de vaudeville », nous sommes « un tas d’existants gênés, embarrassés de nous-mêmes », l’existence est « d’une effrayante et obscène nudité », au mieux une « abondance pâmée », pour le moins « une espèce de souffrance moche ».
Mais Surya ancre la peur (« peur cris pus pleurs ») dans le langage, et le langage dans la peur : on est « né —si né—entre des personnes qui ne savaient parler / mais que parler apeurait ». On pense au Brel de « Mon enfance », entouré d’ « oncles repus » et d’autres « hommes » qui « au fromage s’enveloppaient de tabac / Flamands, taiseux, et sages » et « ne (le) savaient pas », en lisant : « leur silence a été pour tous ceux auprès desquels ils se seront tenus —enfants surtout—une terreur ». Comment hériter de la parole de ceux « qui n’en disposaient pas / assez pour que tu en disposes toi » ? Par effraction. Tu auras dû prendre la parole sans savoir « à qui ni quand ». Et pour accuser ceux qui t’ont fait « sans place / sinon une place déjà prise / qui sait par qui / juste pas toi ». Aucune différence entre « parler écrire » et l’exercice « sans frein » d’une liberté « entière », voulue exemplaire.
La parole prise est reprise par la chair ou l’esprit dont les parties manquantes auraient été « mangées en premier par ceux dont tu es né / auxquels ta chair aurait été comme réservée ». Nous-mêmes sommes devenus des ogres mutilant et mangeant d’autres chairs : « : il t’a fallu pour parler manger / & pour manger parler ». Avec la même bouche, la même « langue langoisse ».
La « littérature de genre » jouit « des plus anciens vagissements ». La « littérature expérimentale » y ajoute « de nouveaux mais angoissés ». Le « bibelot mallarméen » appartient au « grand genre langue surfaite », le « bout bidule débile débris » au « petit genre langue soufaite ». Pas « calme » comme chez Mallarmé, le « bloc ici-bas chu d’un désastre obscur », c’est toi, ce n’est que toi, « tas petit tas / toi sur toi-même tombé / corps comme loque / au sol bâclé boulé », frère de la bête à l’abattoir , « : fuite flaque foutre fiente », qui ne croit pas xa va durer toujours, qui sait « X’E TROUÉ/ X’A VA CREVER ». Le « tas par terre sitôt petit tas » est « répétition rétrospective & à rebours du charcutage natal ».
La « ritournelle » (sous-titre du poème) « de / quel néant né » passe du tu au il, au elle, du roman familial à la condition humaine ou animale, et à l’universelle question « pourquoi / : il y aurait de l’être / : il y aurait de naître/ plutôt que rien ». Qui que ce soit, « naître l’a trompé pris au dépourvu ». Et « quoi que ce soit » est « idiot —avait-on vite dit (de lui) / dit-il vite (de lui de même aussi) / invivable / —mais ni plus ni moins qu’heureux de l’être ». Idiots, le sont « les dieux eux-mêmes ». On n’est « pas moins / dieu qu’idiot / idiot que dieu », même « préférant à la fin des dieux morts à des dieux vivants / & des bêtes vivantes à des bêtes mortes ».
« Le mort » est « ce qu’il fait le mieux par jeu lenfant », qui « se donne des airs ivres sitôt qu’il se redresse », ressuscité comme il est mort, « pour rire & pour rire de lui ». Devenu vieux, las, se sentant « traqué », on se demande comment « finir comme il faut » quand on « n’a pas demandé de commencer », sans avoir perdu « un orgueil d’enfant / d’idiot / [et cetera] ». Et cetera : reste de division, « lui (qui d’autre) » étant « d’avance divisé / : par combien il l’ignore ». Par « le deux de tout ce qui copule » et par « tous les multiples de deux en outre / en mesure de diviser l’un pour continuer ». Horreur ? Chance ? L’une et l’autre. L’horreur excède le calcul économique de « l’excédent », la chance le calcul du probable, et Michel Surya Georges Bataille.