"La vie avariée", entretien avec Alexandra Guillot

Les Incitations

24 avril
2024

"La vie avariée", entretien avec Alexandra Guillot

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Éric Mangion et Luc Clément : Vous avez écrit les textes qui composent La vie avariée entre 18 et 25 ans, puis ils ont sommeillé durant des années. Vous les avez finalement « découverts » à l’occasion d’un déménagement. Vous nous disiez en préparant cet entretien que vous aviez ensuite « construit un puzzle à partir de fragments » ? Concrètement, qu’est-ce que cela signifie ?

 

Alexandra Guillot : Lorsque que j’ai retrouvé ces textes imprimés sur des feuilles volantes, j’en ai d’abord entrepris l’archivage. Ce faisant, j’ai perçu, au sein de ce tas informe de feuilles raturées, des thèmes récurrents. Ces hantises, leurs confrontations, me semblaient pouvoir être comme les pièces d’un puzzle dont j’ignorais encore la finalité. Je veux dire par là que j’ignorais l’image que je devais reconstituer mais je savais qu’elle ne pourrait pas être un récit, ne devait pas être un simple autoportrait mais bien plutôt l’image d’une façon de penser, d’être au monde. J’ai donc commencé à dérusher, à établir des catégories, à monter, élaborer des plans à l’ensemble puis j’ai étalonné tous ces textes durant une bonne année. Chaque texte, chaque fragment, chaque pièce de ce puzzle se montre comme un type de lien possible à ce qui nous entoure, aucun n’excluant l’autre, préférant s’emboiter, se compléter, dans le but d’imaginer ce que serait un tout. J’ai manipulé ces matériaux jusqu’à ce que la sélection des textes et le plan m’aient paru être les plus révélateurs de l’image que j’avais découverte : un chemin qui m’a guidée là, là où je « suis » mon chemin.

 

EM et LC : Le texte est très poétique. Vous le définissez également comme théorique. C’est étrange car on ressent au contraire une écriture très sensible, très personnelle. Où se situe donc la théorie ?

 

AG : Il s’agit d’une tentative pointilliste composée de styles différents pour essayer de penser cette question si ancienne : qu’est-ce qu’être un être humain en vie. Je l’ai fait avec la volonté d’esquisser une silhouette à l’universalité, de chercher un dénominateur commun entre nous, humains. Si je m’intéresse à mon nombril ce n’est pas parce que c’est le mien mais parce que nous en avons tous un. L’écriture y est sensible peut-être parce que la réalité, l’événement, l’accident ne le sont pas. Je cherche une disposition intérieure, sensible, de vivre cette condition humaine faite de contingences insensibles et le poétique peut aider dans cette quête, de par le fait qu’il ouvre le propos et ne l’enclot pas. Par ailleurs, je n’ai pas envie de cantonner ce qui relève de la théorie, de la philosophie à des formes codifiées. La réification des styles littéraires me permet d’utiliser tel ou tel ton, telle ou telle forme selon ce que j’exprime. Et quoi de mieux, à mon sens, que la liberté de forme pour tenter d’exprimer nos possibilités de liberté, si ténues soient-elles.

 

EM et LC : D’où vient ce titre La vie avariée que l’on peut interpréter de plusieurs manières, en tout cas qui sonne comme un oxymore ?

 

AG : Oui, le titre met en avant un oxymore, tout comme le plan et l’ensemble. Il faut aussi y entendre son homophonie : la vie est l’impermanence même, elle ne fait que varier d’apogées en déclins et de déclins en apogées. Ou, plus explicitement, de la naissance à la poussière. Ce qui rejoint l’idée que l’oxymore est constitutif : sans opposé, sans contraste, rien n’a plus de sens. Dans sa préface écrite pour cet ouvrage, le philosophe belge Laurent de Sutter pointe un sens ancien du mot avarie, sens qui décrit davantage une réparation, un dédommagement, que l’accident qui a causé le dommage. La vie ne peut qu’être avariée, nos cellules meurent, d’autres prennent leur place, autant s’intéresser à celles qui prennent la place que l’accident a laissé. Joseph Beuys a proposé de rehausser le mur de Berlin de quelques centimètres pour le rendre plus harmonieux. La vie est avariée, c’est un fait, nous reste à tirer de tout ça quelque chose qui ne ressemble pas à de la rancœur. À nous d’inventer ces quelques centimètres, même imaginaires qui font que le pourrissement puisse nous enrichir intérieurement. Ce titre fait également référence à une phrase du livre.

 

EM et LC : Ce texte était destiné à être publié en format papier. Il l’est toujours d’ailleurs. Mais entre-temps l’artiste suisse Massimiliano Baldassarri s’en est emparé, ou du moins l’a interprété en lui donnant un caractère sonore. Comment s’est passée la rencontre et quelle place a pris Massimiliano dans ce texte ? 

 

AG : Massimiliano Baldassarri a fait partie des premiers lecteurs du chantier qu’était alors ce livre. Très vite, il m’a fait part de son envie d’en enregistrer une lecture, d’en faire une série de podcasts. Je me suis sentie flattée et encouragée par la spontanéité de ce désir. La vie avariée n’a pas d’éditeur mais déjà il trouvait une résonnance suffisante à lui donner une forme d’existence. À la suite, Massimiliano et moi avons eu de longues conversations, sur la forme, le sens, le ton que pourraient prendre ce projet sonore. Je lui ai confié mon texte et nous avons échangé sur ses premiers essais que j’ai trouvés très convaincants. Même si dans le même temps cet objet m’échappait, car il n’existait plus seulement dans le silence de mes pensées, j’ai pu le voir exister, se déployer grâce à l’interprétation faite, grâce à sa mise en son par une autre voix que la mienne. De plus, Massimiliano me rapportait les réflexions qu’il tirait de sa proximité avec mes mots, ce qui m’a permis d’observer comment ce texte pouvait faire son chemin dans le temps. L’énergie qu’il a déployée pour ce projet est un très beau cadeau, et je l’en remercie ainsi que de sa confiance, car elle a agi comme un catalyseur pour moi. Cette rencontre s’est faite dans la confiance, dans le souci d’une interprétation la plus juste possible, en respectant l’auteur et la création de l’interprète, mon texte et la part de liberté de Massimiliano.

 

EM et LC : Vous êtes connue pour être artiste plasticienne. Doit-on considérer que La vie avariée est une œuvre distincte ou une pièce du même « puzzle » qui vous constitue en tant qu’artiste et personne ?

 

AG : C’est une pièce du puzzle qui me constitue comme personne, au même titre que mon travail plastique. Comme artiste plasticienne ce n’est pas la même chose. Ce sont deux puzzles qui se superposent, disant sensiblement la même la chose mais avec un tout autre vocabulaire, donc avec des entrées différentes. Je distingue vraiment ces deux pratiques chez moi : travailler l’écrit m’est impossible si je suis occupée par un projet plastique et inversement. Les biais cognitifs sont trop différents. Il y a aussi celui de mes actes dans la vie, actes que je ne considère pas comme artistiques. Alors j’imagine qu’il y a certainement plusieurs puzzles qui forment un autre puzzle qui forme possiblement d’autres puzzles s’imbriquant ailleurs, grâce à des pièces-atomes crochus.

 

EM et LC : Enfin, dans sa préface pour La vie avariée, Laurent de Sutter écrit que la vie n’est « qu’une somme d’accidents. Comprise comme telle, elle peut ressembler à une menace ». La formule est très belle. Mais pour vous, que veut dire « menace » quand on évoque la vie ?

 

AG : Certaines plantes d’extérieurs, si on les prive de vent, pousseront en rampant sur le sol. La résistance que la confrontation au vent les oblige à développer leur permet de croître en direction de la nécessaire lumière du soleil. Dans la vie, je vois la menace comme un vent de face qui, paradoxalement, nous maintient debout car il nous oblige à nous opposer à lui, à produire une force contraire. C’est également ce qui nous pousse à garder les yeux ouverts, ce qui nous rend vigilants et attentifs à ce qui nous entoure. Et, quoi qu’il en soit, nous sommes vivants et bientôt nous ne le serons plus : à la naissance nous sont offertes la vie et la menace toujours imminente de sa fin. Concrètement, fuir la menace c’est fuir la vie.