SCARDANELLI ? Une hypothèse par Jean-Marc Baillieu
On divise généralement en deux séquences la vie de Friedrich Hölderlin (1770-1843) : la première où il mène une vie mondaine et écrit l'essentiel de son œuvre, la seconde (de 1807 à sa mort) où il vit retiré dans une tour au bord du Neckar chez le menuisier Ernst Zimmer à Tübingen, cela suite au fait qu'après avoir été interné du 11 septembre 1806 au 4 mai 1807 dans la clinique ou « maison de repos » selon Karl Jaspers1 du docteur Autenrieth, il a été jugé « incurable », atteint de ce qui a été, depuis, identifié comme syndrome schizophrénique. On peut aussi penser qu'en dissonance avec une vie normale en société, seul un ermitage permettait à son génie de trouver une relative sérénité : cette situation du poète qui se retire dans la seconde partie de sa vie n'est pas exceptionnelle chez les poètes classiques chinois et japonais.
Pendant cette « autre vie », selon l'expression d'Alain Préaux2, F. Hölderlin écrivit des lettres, à sa mère pour l'essentiel, et des poèmes : une cinquantaine nous sont parvenus3 dont la moitié signés Scardanelli et datés avec des millésimes « fantaisistes » (de 1648 à 1940). C'est vers 1839 selon François Fédier que F.H. « commence à signer ses poèmes et se désigne lui-même sous les noms de Salvator Rosa, Scardanelli, Buonarotti, Rosetti »4, mais d'après Christoph Theodor Schwab (1821-1884), auteur d'une biographie fondée sur une fréquentation du poète, c'est le 21 janvier 1841, qu'Hölderlin, septuagénaire, dit : « Ich heisse Skardanelli » (« Je me nomme Skardanelli ») avant de signer ainsi (avec un « k ») deux poèmes.
Deux ans et demi durant, le poète a écrit et signé sous ce nom (cette identité ?) dont la signification et l'origine ont donné lieu à quelques conjectures. Récemment, D.E. Sattler (1993), à la suite de R. Straub (1986), a rattaché ce nom à la chute de Scardanal sur le Rhin suisse, un des lieux où Hölderlin se détourna de l'Orient... Alain Préaux propose l'anagramme phonétique d'Alexandrien (Alexandrie en allemand)... Bien qu'anecdotique à l'aune de l'œuvre, cette question m'amène à formuler une autre hypothèse car, fortuitement, j'ai appris que Tibor Skardanelli est le nom d'un personnage qui a joui d'une relative notoriété à la fin du XVIIIème siècle et dont Hölderlin eut probablement connaissance car l'affaire qui implique ce Skardanelli eut un retentissement non négligeable dans les gazettes, source d'information des intellectuels de l'époque.
Il s'agit de ce qui a été rapporté par Edgar Allan Poe dans Le joueur d'échecs de Maelzel 5, version littéraire corroborée par le philosophe (spécialisé en technologie et savoir technique) Jean-Claude Beaune6, à savoir un automate joueur d'échecs dit « Le Turc » inventé en 1769 par le baron Von Kempelen qui l'exhiba dans les capitales européennes (par exemple à Paris en 1784) avant les Etats-Unis par Maelzel qui l'avait entre-temps acheté. Or il se trouve que l'automate au fonctionnement présenté comme seulement mécanique, était en fait actionné par un excellent joueur d'échecs dissimulé dans le robot. A l'époque, il était déjà apparu suspect que l'exhibition eût été interrompue le temps d'une maladie d'un Italien membre de la suite du baron Kempelen, le dénommé Skardanelli.
L'Hölderlin de « l'autre vie » (enfermé dans son ermitage comme le joueur dans l'automate) ne pouvait-il pas s'identifier à ce personnage « mi-homme, mi-automate » (un homme à qui on demandait de jouer un rôle, automate joueur d'échecs d'un côté, concepteur de poèmes de l'autre) quand, pour répondre à la demande de poème d'un visiteur qui lui plaisait, il l'interrogeait : « dois-je écrire des vers sur la Grèce, sur le printemps, sur l'esprit du temps ?» avant de s'exécuter vite fait bien fait pour donner - signé « Scardanelli » - l'un de ses admirables poèmes dépouillés qui nous sont parvenus ? J'écris ce poème tel un Skardanelli et, non dupe, je le signe ainsi. L'hypothèse méritait, semble-t-il, d'être formulée.
1 K. Jaspers, Strindbergh et Van Gogh, Swedenborg-Hölderlin -étude psychiatrique comparative-, éd. Minuit, 1953 (précédé de La folie par excellence -sur Hölderlin- par Maurice Blanchot)
2 A. Préaux : F. Hölderlin, Poèmes de l'autre vie, bilingue, 1993, et Proses de l'autre vie, bilingue, 1996, éd. Le Cri, Bruxelles
3 Cf. A. Préaux et F. Hölderlin, åuvre Poétique complète, bilingue, traduction de François Garrigue, éd. La Différence, 2005
4In Douze poèmes de Hölderlin, bilingue, coll. Orphée, éd. La Différence, 1989
5In Histoires grotesques et sérieuses, Folio/Gallimard, 1979
6L'Automate et ses mobiles, Flammarion, 1980
Pendant cette « autre vie », selon l'expression d'Alain Préaux2, F. Hölderlin écrivit des lettres, à sa mère pour l'essentiel, et des poèmes : une cinquantaine nous sont parvenus3 dont la moitié signés Scardanelli et datés avec des millésimes « fantaisistes » (de 1648 à 1940). C'est vers 1839 selon François Fédier que F.H. « commence à signer ses poèmes et se désigne lui-même sous les noms de Salvator Rosa, Scardanelli, Buonarotti, Rosetti »4, mais d'après Christoph Theodor Schwab (1821-1884), auteur d'une biographie fondée sur une fréquentation du poète, c'est le 21 janvier 1841, qu'Hölderlin, septuagénaire, dit : « Ich heisse Skardanelli » (« Je me nomme Skardanelli ») avant de signer ainsi (avec un « k ») deux poèmes.
Deux ans et demi durant, le poète a écrit et signé sous ce nom (cette identité ?) dont la signification et l'origine ont donné lieu à quelques conjectures. Récemment, D.E. Sattler (1993), à la suite de R. Straub (1986), a rattaché ce nom à la chute de Scardanal sur le Rhin suisse, un des lieux où Hölderlin se détourna de l'Orient... Alain Préaux propose l'anagramme phonétique d'Alexandrien (Alexandrie en allemand)... Bien qu'anecdotique à l'aune de l'œuvre, cette question m'amène à formuler une autre hypothèse car, fortuitement, j'ai appris que Tibor Skardanelli est le nom d'un personnage qui a joui d'une relative notoriété à la fin du XVIIIème siècle et dont Hölderlin eut probablement connaissance car l'affaire qui implique ce Skardanelli eut un retentissement non négligeable dans les gazettes, source d'information des intellectuels de l'époque.
Il s'agit de ce qui a été rapporté par Edgar Allan Poe dans Le joueur d'échecs de Maelzel 5, version littéraire corroborée par le philosophe (spécialisé en technologie et savoir technique) Jean-Claude Beaune6, à savoir un automate joueur d'échecs dit « Le Turc » inventé en 1769 par le baron Von Kempelen qui l'exhiba dans les capitales européennes (par exemple à Paris en 1784) avant les Etats-Unis par Maelzel qui l'avait entre-temps acheté. Or il se trouve que l'automate au fonctionnement présenté comme seulement mécanique, était en fait actionné par un excellent joueur d'échecs dissimulé dans le robot. A l'époque, il était déjà apparu suspect que l'exhibition eût été interrompue le temps d'une maladie d'un Italien membre de la suite du baron Kempelen, le dénommé Skardanelli.
L'Hölderlin de « l'autre vie » (enfermé dans son ermitage comme le joueur dans l'automate) ne pouvait-il pas s'identifier à ce personnage « mi-homme, mi-automate » (un homme à qui on demandait de jouer un rôle, automate joueur d'échecs d'un côté, concepteur de poèmes de l'autre) quand, pour répondre à la demande de poème d'un visiteur qui lui plaisait, il l'interrogeait : « dois-je écrire des vers sur la Grèce, sur le printemps, sur l'esprit du temps ?» avant de s'exécuter vite fait bien fait pour donner - signé « Scardanelli » - l'un de ses admirables poèmes dépouillés qui nous sont parvenus ? J'écris ce poème tel un Skardanelli et, non dupe, je le signe ainsi. L'hypothèse méritait, semble-t-il, d'être formulée.
1 K. Jaspers, Strindbergh et Van Gogh, Swedenborg-Hölderlin -étude psychiatrique comparative-, éd. Minuit, 1953 (précédé de La folie par excellence -sur Hölderlin- par Maurice Blanchot)
2 A. Préaux : F. Hölderlin, Poèmes de l'autre vie, bilingue, 1993, et Proses de l'autre vie, bilingue, 1996, éd. Le Cri, Bruxelles
3 Cf. A. Préaux et F. Hölderlin, åuvre Poétique complète, bilingue, traduction de François Garrigue, éd. La Différence, 2005
4In Douze poèmes de Hölderlin, bilingue, coll. Orphée, éd. La Différence, 1989
5In Histoires grotesques et sérieuses, Folio/Gallimard, 1979
6L'Automate et ses mobiles, Flammarion, 1980