Revue Nioques n° 13 par Bruno Fern

Les Parutions

01 déc.
2014

Revue Nioques n° 13 par Bruno Fern

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Depuis sa création en 1990, cette revue est placée sous le signe de Francis Ponge, souhaitant « articuler aussi rigoureusement que possible une critique radicale de la poésie (une « sortie » raisonnée hors du cadre générique et de ses charmes) et une puissante thérapie contre l’intoxication », celle due à tous ceux que Ponge désignait comme « ces gouvernements d’affairistes et de marchands » dont l’on voit bien chaque jour à quel point ils ont gardé les commandes. Et ce numéro s’ouvre justement par la reproduction de pages manuscrites ou dactylographiées de celui qui voulait « désaffubler périodiquement la poésie »[1], pages issues de son activité professionnelle quand, en 1953-1954, il devait rédiger des textes publicitaires pour le rouge à lèvres Lenthéric. On y retrouve sa rigueur, sa pesée du moindre mot, et on pourrait y reconnaître quelques-unes de ses préoccupations majeures : « Et voilà où l’art intervient. Car, en même temps qu’une certaine audace est permise, certaines règles sont nécessaires et une certaine science requise. En effet le RISQUE est apparu, en même temps que le POUVOIR, comme toujours ! »[2] Quant aux quinze autres contributions, elles méritent qu’on leur accorde de l’attention – en particulier celles-ci :

* l’exposé par Christophe Hanna de l’un de ses sujets actuels d’écriture, « la façon dont nous parlons de l’argent qu’on gagne et de ce qu’on en fait » ; au passage, il évoque non sans malice l’écart entre une conception courante de la littérature comme « acte par lequel on devient-réellement-soi-dans-la-langue » et certaines conventions liées à son existence sociale : « Alors, on se met à lire en public en respirant fort, avec une voix régressive ou l’air farouche d’un irrécupérable, même si bien souvent il a fallu, pour y être autorisé, accepter de faire quelques concessions à la bienséance institutionnelle […] Je pense que bien des écrivains de ma génération éprouvent cette espèce de gêne devant cette manière de faire et de penser la poésie qu’ils ne perçoivent plus que comme l’intériorisation d’une injonction paradoxale arbitraire. »

* le texte de Sarah Bahr, dont la sobriété n’exclut pas la force de frappe, long monologue intérieur d’un vieux domestique à propos d’un monde devenu inquiétant – et qui ressemble au nôtre : « Ce sont de ces signes, aussi, c’est ce qu’on dit. Et des « signes » en général, je ne comprends pas grand-chose. Mais alors j’ai quand même assez de raison pour voir que ça ne peut pas être bon, ça, et ce qui se cache derrière non plus, quand il y a de ces signes comme ça qui flottent sur l’eau et qui sont des vers de terre qui se noient. »

* la Suite géographique formée par sept photographies d’Aliette Cosset qui m’apparaissent comme autant de surprises sur les faits.

* deux larges extraits de travaux en cours dont les auteurs, chacun de façon singulière, mêlent étroitement des éléments d’apparence (auto)biographique et ce qui relève du commun dans son hétérogénéité fondamentale (événements historiques, fragments issus de la langue quotidienne, évocations d’artistes, d’écrivains et de philosophes, etc.) : d’une part Terre ingrate mais pas totalement[3], de Jacques Henri Michot[4] et d’autre part Spinoza in China, commencement de Marc Perrin.

Cadette des 7, un poème d’Éric Wahl qui, en vers courts et parfois syntaxiquement tronqués, brasse heureusement, lui aussi, un peu de tout : « langues glissent / lors soupe / c’est comme ça / un jour / l’un des drôles / tombe nez / dedans assiette / comme ça / rouge sur blanc / mère poule / hurle mort / autour table ».

* Liste des pages, 13 proses de Virginie Lalucq qui oscillent subtilement entre gravité et légèreté : « Fait comme un rat – la densité du corps –, que tu te muscles ou pas, les jeux sont faits alors tu pédales à vide avec tes grands airs de Belle-au-bois-dormant et des talons aiguille en guise de bottes de sept lieues. »

* une série de 6 brefs récits de Daniel Cabanis, Bêtes noires, illustrant chacun avec un humour le plus souvent teinté de la dite couleur une phrase mise en exergue : « Pour tuer une bête noire, il faut probablement en être une autre. », « Élever des bêtes noires est une perversion, l’éleveur n’y survit jamais. » ou bien encore « La bête noire n’a pas d’avenir, avec le temps elle pâlit et dégénère. »[5]



[1] Le Grand Recueil, 1961.

[2] Propos peut-être à rapprocher de cette remarque de Christian Prigent : « Sous les « choses » surgit LA Chose : l’hétérogène du monde extérieur et la profusion pulsionnelle interne (à la même époque, Bataille appelle cela « non-savoir », « différence non logique », « impossible »…). Peut-être n’est-il pas abusif d’imaginer une sorte de retrait prophylactique de Ponge devant ce qui s’ouvre ainsi de négatif, d’ambivalent, de chaotique, de dionysiaque, sous ses propres pas d’écriture. » (La Langue et ses monstres, réédition chez P.O.L., 2014).

[3] « Maintenant que je pénètre dans la nuit j’ai comme des lueurs dans le crâne. Terre ingrate mais pas totalement. Donné trois ou quatre vies j’aurais pu arriver à quelque chose. » (Samuel Beckett, Assez, 1966). Cet extrait est  ici en exergue.

[4] Je signale à l’occasion la réédition toute fraîche aux éditions Al Dante d’ Un ABC de la barbarie

[5] Pour les amateurs, d’autres textes de la même eau sont lisibles ici : http://www.libr-critique.com/

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