À main levée de Lénaïg Cariou par Louw Bronwyn
TENDRE VERS / TENDRE VERT
En lisant À main levée de Lénaïg Cariou, je lis pour écrire. Écrire sur un écrit. L’écriture des autres, la plus généreuse des surfaces d’inscription ? Oui, en tout cas pour celle-ci. Elle crée (elle est) – comme la « Main » qu’elle lève – un « intermonde », un espace réciproque, paradoxal, rempli de désir. En lisant, une photographie me vient en pensée, prise par Aude Carleton dans un verger en friche au sud de Paris. On y voit une main qui monte en flèche, comme sur la trajectoire d’une tangente, tendue vers un flou de verdure.
Avant qu’elle ne vienne me tenir compagnie dans ma lecture, cette photographie se trouvait classée dans un dossier qui porte le nom « tendre vers / tendre vert » et qui réunit, entre autres, des éléments pour penser la poésie, à l’instar de la poète contemporaine Claude Ber, comme « travail manuel ». Claude Ber écrit : « Dans l'irruption du toucher d'une main à l'ouvrage, une “main à plume” valant rimbaldiennement la main à la charrue se fait tiers entre œil et oreille. Au bout du compte, à être “en corps” ou “encore” au plus près de la sensation, de l'immédiat des sens aux prises avec le sens, la poésie est, pour moi, un travail manuel. » Il va sans dire que tout une cueillette de citations prélevées dans À main levée rejoint ce dossier. Elles pourront y côtoyer l’architecte finois Juhani Pallasmaa et sa Main qui pense, aux côtés de cette photographie d’Aude Carleton.
Le sujet de l’image – comme du livre – n’est pas celle qui tend la main, ni ce vers quoi la main est tendue. Au cœur du cadre, et du texte, se trouve ce geste, cet élan, ce mouvement de la main. Lénaïg Cariou écrit en ce sens que la main est : « Tension vers/Attente de /Mouvement vers/désir de ». Elle nous laisse tomber dans chaque précipice par-delà chaque préposition. Ou, plutôt, elle nous y suspend, soutenant que « Le lieu de la main est / l’entre-deux ». Et, plus loin, tout en bas d’une page vide hormis une étoile qui inscrit au milieu une césure : « La Main n’est pas,/ Elle est entre./Elle entre. Cet espace de l’« entre » est partie prenante de l’écriture, où la mise en paysage de la page fait jouer au vide le rôle d’une 27e lettre de l’alphabet. Cet usage des entre-mots n’est pas sans faire penser à la poétique du blanc chère à l’historienne de l’écriture Anne-Marie Christin, où la surface d’inscription participe pleinement à la fabrique graphique du sens. Quoi qu’il en soit, force est de constater que dans l’espacement entre et autour des mots et des vers libres de Lénaïg Cariou, s’ouvrent des intervalles de vide vibratoire.
Les mains d’À main levée sont incessamment à la recherche du monde. Dans la photographie d’Aude Carleton, la main tend vers du vert tendre, flou, à peine défini, même si les feuilles et la lumière du soleil se devinent et que, tout en bas du cadre à droite, une tige feuillue de cornouiller sanguin se dessine. Dans le livre, la « matière » et les « objets », le « monde », ne sont pas bien verts, d’abord. Quand ils prennent une forme vivante au contact de la main, c’est le plus souvent un corps qui est caressé, palpé dans la troublante réciprocité du toucher : une nuque, une vulve, une paume. Le monde végétal se suggère, pourtant : la « main-paysage des vieilles femmes » est mise en parallèle avec les « Feuilles/durcies par l’automne ». Elles auraient en partage « les infinis dégradés de brun / Texture froissée ». Ou encore, autre matière végétale séchée : « la main abandonnée sur / la surface boisée d’une table ». Les éclats de verdure surgissent plutôt sur le plan analogique. La Main est « Comme le lierre / elle rampe / gravit / agrippe / enserre ». Elle connaît comme les plantes au printemps ce tendre vert de l’éclosion : « Insensiblement / quelque chose / s’ouvre / éclot / se déploie ». Puis il y a ce poème où la forme graphique du texte imite une main-fougère « dont les folioles / une à une / se / dé / ploi / ent / . ».
Par ces formes et bien d’autres, adroitement moulées en images dans l’écriture, la Main esquisse son langage de gestes. Les mains auraient aussi, entre elles, leur langage. « Frisson : secret qui court de main en main ». Ces mains qui parlent, par voie de gestes ou de contact, seraient aussi marquées par d’autres traits de l’oralité. Une oralité qui ne se réduit pas à la voix, mais englobe tout ce qui passe par la bouche : les mets et les mots. Dans À main levée, l’oralité de la main tient à ses paroles, mais aussi à ses appétits. On peut le dire en écho au poème de Jacques Darras « Boire et Manger ». La poète interroge : « Quoi de plus dévorant / Que la main ? ». Puis, plus bas sur la même page : « La faim insatiable / énorme / de la Main ». Cette main qui mange et qui parle comme une bouche, qui a faim comme un ventre, rejoint la qualité caverneuse de l’oralité d’où provient la voix : « La Main / Comme une bouche / bée » puis « La Main / béance / prête à tout engloutir. »
En lisant, pourtant, on le sait – c’est implicite mais manifeste, par la présence même des caractères typographiques, des mots, des blancs – qu’une main a écrit, tapé, mis en page le livre entre nos mains. Cette main qui trace, manœuvre, la main façonnante-façonnée de l’artiste et de l’artisan, est aussi invoquée dans le texte, tout comme celle qui écrit : « La main de l’écrivain est / désir de papier ». Écrire sur la page cette main-bouche, cette main orale qui a faim et se creuse en creux, c’est hybrider les deux anciens pôles de l’écriture, entre image et son : la main qui trace des figures sur une surface d’inscription ; la voix qui par la bouche parle, chante, cri. « La main est cri ». Voilà la formule coup de poing de Lénaïg Cariou qui condense ce poétique paradoxal résultant d’une hybridation, entre les poésies pour l’oreille et les poésies pour les yeux. Claude Ber (encore) parle d’un « dirécrire ».
Retour, donc, à l’entre-deux, celui nommé explicitement dans le livre, celui d’une oralité manuelle décelé dans sa poétique. L’entre-deux, qui risque à tout moment de devenir un paysage aplati, foulé par trop de pieds. Mais ici, cet entre ne me paraît pas devenir une platitude. Il est animé, sinon créé, par le geste de cette main qui tend vers. Main érigée en organe sensorielle, « organe de contact », à deux doigts d’être, dans toute la « manudité » d’un éros lesbien, organe génital : de désir, et de génération. Dans une poésie et une poétique qui pourrait être qualifiée de queer, la Main désirante est aussi féconde, générative de tant de façons, de tant de choses :
L’eau recueillie dans le creux de la Main :
origine du monde.
Au terme, donc, de cette lecture, une double invitation de printemps qui se fait sentir à contre-saison au cœur même de l’automne : celle de lire le premier livre de Lénaïg Cariou, À main levée. Sur les doigts d’une main (Lanskine, 2024) en attendant le deuxième, Les dires, qui paraîtra en 2026 chez P.O.L. ; celle du tendre vert, de tendre vers.