Emmanuel Tugny, DU NOMBRE. Pour un Epiméthée. par Guillaume Artous-Bouvet

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06 janv.
2025

Emmanuel Tugny, DU NOMBRE. Pour un Epiméthée. par Guillaume Artous-Bouvet

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Emmanuel Tugny, DU NOMBRE. Pour un Epiméthée.

 

 

L’Œuvre du nombre

 

On peut être tenté de lire Du nombre. Pour un Épiméthée à partir de la double référence (savante) dont il se soutient : 1/au Livre des nombres (quatrième livre de l’Ancien testament) ; 2/ à la figure mythologique d’Épiméthée (Titan, frère de Prométhée).

1/ Le Livre des nombres (dont on lit quelque extrait en exergue) en éclaire l’effet de recensement, s’il s’agit, ici comme là, d’épuiser le décompte d’une foule en son incessante advenue.

Du Nombre se présente en effet en dix sections (de « L’œil » à « La chute ») proposant chacune une série de « vignettes » (selon le mot de Pascale Privez dans sa postface) dont chacune, à son tour, esquisse la figure d’un personnage en sa surrection propre. Ainsi d’un (p. 21)

 

   Tel que dévorent les cousins devant la nappe de phosphore crevée par les gradins de lave et les mille bras du sental, épiant la levée des crabes, aux enfants bleus de veines, silencieux, appliqués.

 

Tout ici fait monstre, en effet : le décor, la posture, le silence ébleui. Chaque figure se présente ainsi sous la loi du tel, utilisé sous sa forme pronominale (car tel vaut, à chaque fois, pour « quelqu’un »), mais héritier de sa vertu adjectivale : tel ainsi ne se lit pas seulement comme « celui-là que » (« celui-là que dévorent les cousins… » ; « celui-là qui fut votre enfant… »), mais aussi à la façon d’un comme implicitant son comparé : « [Quelqu’un] comme dévoré, comme votre enfant », etc. L’usage spécifique du tel par Tugny conjugue ainsi l’exhibition du singulier (tel, seul et unique) à l’intuition du comparable (tel, comme tel autre). Ce qui n’est pas sans conséquence, comme on va voir.

2/ Le mythe d’Épiméthée (en sous-titre), quant à lui, suggère une privation : celle, selon la matière même du mythe éponyme, de l’homme en son espèce, et comme tel dépourvu de toute qualité propre. Ce qui se lirait peut-être, et par exemple, dans tel texte (p. 23) :

 

   Tel qui fut votre enfant paterne sur la chair, rendant à Dieu le soufre et nommant le ciel fauve, accablé de dents mauvaises à l’autre bouche du temps reçue, ruminant la salive herbeuse du fossé, le jarret dans le sang, le sang dans la campagne et la campagne morte.

 

Voici l’homme, cet « enfant » aux dents faibles, à quoi ne se réserve que la puissance du nom, et un destin d’errance, par le sang. Et s’épuisant au geste même de la phrase, qui ne trouve à la fin sa ressource que d’une reprise nominale (« le sang, le sang » ; « la campagne et la campagne »), qu’on dit aussi anadiplose.

Mais ce livre – Du nombre –, il faut l’entendre avant tout dans la littéralité de son titre. Nous soutiendrons qu’il intitule une entreprise de dénombrement, dont le geste enveloppe la question du rapport entre la littérature et le nombre. Nous ajouterons que ce geste recouvre, chez Tugny, au moins trois aspects, irréductibles au simple fait d’un pluriel grammatical : la numération du « tel » ; la diction du multiple ; la scansion d’un rythme.

1/ Du nombre, nous l’avons marqué, œuvre au décompte, puisque le livre présente dix stations ou scansions, comprenant, pour les huit premières, dix vignettes, puis, pour la neuvième, cinq, et, pour la dixième et dernière, à nouveau dix. Soit – si le compte est bon –, quatre-vingt-quinze figures.

Décompter, c’est partir d’un premier (p. 19) : « Tel qui, disposé à faire la nuit, s’y rencontre… ».

C’est, ensuite, tenir compte d’un second (p. 20) : « Tel qui, singeant son oration, cantilant, offre au frère à genoux de sa grammaire ancienne… » Second qui, à son tour, se donne lui-même comme un : tout à la fois singularité, et possibilité d’une série ouvrant sur un nouveau décompte.  

D’où le troisième qui vient en plus du second considéré comme un (on le dira dès lors, si l’on veut jouer, second du second), et que nous citions ci-dessus (p. 21) : « Tel que dévorent les cousins devant la nappe de phosphore… » L’exercice littéraire du compte, par l’attention à chaque fois neuve qu’il accorde à chaque singularité, déjoue ainsi toute logique ordinale, et signale quelque vertu d’indénombrabilité.

2/ Du nombre, ensuite, dit le multiple, qui ne se réduit pas au pluriel des grammaires, en obéissant – risquons-en du moins l’hypothèse – à ce que Deleuze et Guattari désignent, dans Mille Plateaux (1980), comme « principe de multiplicité ». Il s’y agit de traiter le multiple « comme substantif », de telle sorte qu’il n’ait plus « aucun rapport avec l’Un comme sujet ou comme objet, comme réalité naturelle ou spirituelle, comme image et monde » (p. 14).

Voici qui, quant à son application à Du Nombre, s’éclaire de l’exemple de la marionnette empruntée à Jünger (p. 15) : « Les fils de la marionnette, en tant que rhizome ou multiplicité, ne renvoient pas à la volonté supposée une d’un artiste ou d’un montreur, mais à la multiplicité des fibres nerveuses qui forment à leur tour une autre marionnette suivant d’autres dimensions connectées aux premières ».

Il peut donc bien y avoir unité apparente d’une figure, elle-même se donnant selon les coordonnées apparentes d’un sujet (« tel qui fut votre enfant ») incessamment objecté (« paterne sur la chair ») et d’une réalité à la fois naturelle (« soufre », « dents mauvaises », « salive herbeuse », « jarret ») et spirituelle (« Dieu », « l’autre bouche du temps »), jusqu’à l’éploi d’un monde (« ciel fauve » et « campagne morte ») : cette figure, dans son objectalité même, ne consiste que d’un renvoi fibré à la multiplicité des autres figures du nombre.

D’où la consistance « objective » et formelle de chaque silhouette, dont l’instance ne contrevient pas en ce sens à cette « histoire de l’esthétique française » dont se réclame Tugny : esthétique « dans laquelle l’objet était roi, dans laquelle l’objet était conçu comme devant s’affranchir de celui qui le produisait »*.

3/ Du nombre, enfin, scande un rythme, ou plus d’un.

Lisons (p. 27) : « Tel qui mèn/e la bête au sang, // le pis noué, / la gorge éteinte, // une crécel/le dans son coffre // et la hanche tor/se au midi ». Pour peu qu’on prête l’oreille, on y reconnaîtra la règle de l’octosyllabe (lui-même constitué de tétrasyllabes), et la possibilité d’un quatrain.

Lisons encore (p. 34) : « Tel qui depuis l’anus / refonde sa mâchoire, // enté sur l’espalier, / dégueulant vigne et meul[e] // dans l’angle de soleil, / mordu d’un carré d’ombre // où l’épouse dépose ». Cette fois, l’hexasyllabe impose son jeu, autorisant trois alexandrins impliqués dans la prose.

L’objet roi assume en ce sens une triple multiplicité : celle du compte (pas d’objet sans pluriel d’objets), dans sa paradoxalité ; celle du multiple, car toute figure se soutient d’une syntaxe fibrée ; celle du rythme, qui aggrave la logique du compte jusqu’au point nu de la syllabe. Si Du Nombre ainsi œuvre au compte, c’est pour manifester la règle d’un supplément à tout compte : on la lira, par exemple, dans la présence d’un Prologue, puis d’un Épilogue (« Pour un Épiméthée »), mais aussi et surtout, sans doute, dans l’insertion des encres (vingt-et-une, sauf erreur).

Que l’exercice du décompte s’inachève ainsi dans l’œuvre où il s’accueille, voilà qui n’interdit pas d’œuvrer, mais situe au contraire le principe même de l’œuvre : l’œuvre du nombre, humaine éminemment en ce sens strict, supplée ainsi sans fin à son propre défaut.

 

*Emmanuel Tugny, entretien avec Jeanne Orient

 

 

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