Jacques Réda, Mes sept familles par Tristan Hordé
Joue-t-on encore au jeu des sept familles ? Le jeu a pour but de rassembler le plus de fois possible six cartes dont les figures forment une des sept familles — le grand-père, la grand-mère, le père, la mère, le fils, la fille —, c’est-à-dire un groupe homogène. Retenons qu’aux sept poètes choisis, qui apparaissent par ordre alphabétique, manière de ne pas en privilégier un (Jean Follain, André Frénaud, Lorand Gaspar, Jean Grosjean, Louis Guillaume, Francis Ponge, Jean Tardieu), en est ajouté un huitième (Raymond Queneau), en dehors de l’ordre adopté : contrairement aux premiers, Réda l’a connu trop tard pour que des liens d’amitié se créent. De ces écrivains réunis, seul Gaspar (1925-2019) appartient à sa génération ; tous se rencontraient régulièrement et sont « appréciés tant comme poètes qu’en tant qu’hommes » par Jacques Réda.
Très tôt dans sa vie d’écrivain, Réda a publié des notes critiques ; on pense au Premier livre des reconnaissances (1985), en vers (avec notamment Follain, Perros, Armand Robin), livre maintenant dans un ensemble dont la dernière pièce a été donnée en 2021 (Quart livre des reconnaissances), on pense aussi à son Ferveurs de Borges (1988) et à son activité de chroniqueur de jazz pour Jazz magazine*. On n’oublie pas qu’il a souvent précisé ce qu’était dans sa pratique le vers et la poésie, depuis Celle qui vient à pas légers (1985) jusqu’aux échanges avec Alexandre Prieux, dans l’Entretien avec Monsieur Texte (2020). La part de chaque écrivain retenu dans ce livre est différente, Réda reprend des recensions ou un texte lu en public, l’ensemble ayant été revu, corrigé et, si besoin était, augmenté.
Les liens d’amitié expliquent que Réda mêle les réflexions à propos des livres et les portraits de leurs auteurs ; son art de la digression le conduit à en introduire d’autres, par exemple celui de Pierre Seghers qui, éditeur, avait publié son premier ensemble de proses dans sa collection à compte d’auteur "Poésie 52". Lisant un livre de Follain, une autre digression lui fait percevoir un poème comme un idéogramme « ouvrant dans la multitude des choses et des mots une sorte de perspective ouvragée sur l’’immensité de son paysage » ; de là, glissement et discussion sur Dieu et le monde pour conclure que « l’homme n’est plus qu’une chose parmi les choses », puis retour au livre. Ces digressions sont partie prenante de la manière de lire de Réda, tout comme les brefs récits de rencontre avec tel ou tel écrivain devenu un ami proche avec le temps, c’est dire qu’un livre n’est pas un objet détaché de celui qui l’a écrit ou de ce que l’on a appris du monde, ce dont la recension tient compte.
Ainsi la lecture de Chef-lieu de Follain se développe en se référant à ce que l’on connaît (ou prétend connaître) de la relation entre les mots et les chose ; dans l’enfance,
La perception pure des choses n’a pas encore été troublée par le sentiment de l’énigme de leur présence et les explications que l’on reçoit : elles sont là et ne font qu’acquérir un surcroît de réalité quand nous apprenons à les nommer, de sorte que les mots qui les désignent sont la chose même et le resteront avec le regard de Follain.
Décalage pour le lecteur entre la lecture critique et les échappées vers d’autres sujets ? Réda s’en amuse, « Je m’excuse de ces considérations que je n’aurais pas osé exposer en présence de Follain et Frénaud. ». Dans un autre article, il revendique ces sorties de route, « Je reviendrai peut-être tout à l’heure (peut-être : je ne suis pas un commentateur très cohérent) ».
Ses lectures ont un point commun, il se préoccupe toujours du rythme. Frénaud : « il engendre, hors de toute référence par le fourmillement ou l’allitération de ses timbres, le déboité de ses cadences, le refus de la mélodie au profit de l’allure plus souple et plus austère du récitatif » ; Grosjean : « diversité dans la prosodie des vers ». Dans le préambule, Réda relève que les chansons ont conservé « vers rimé et mesuré », ce qui est retrouver quelque chose des origines de la poésie, les liens entre rythme et mélodie étant alors étroits. Liens abandonnés, selon Réda, par la poésie d’aujourd’hui fustigée, « Il y a (...) depuis pas mal d’années une telle prostitution de ce que ses souteneurs appellent « la poésie » que je me refuse à situer les poèmes de Grosjean par rapport à ce trottoir ». On ne peut être plus clair. Réda, depuis longtemps, voit dans l’abandon progressif du vers régulier une marque, « un symptôme de l’affaiblissement de [notre langue] ». S’ajoutent des usages aberrants de l’anglais, quand rien ne semble le justifier.
Déclin ou non de la langue, le débat est loin d’être clos. Pour la poésie, Réda ne s’embarrasse pas de précautions et, lecteur pendant des décennies aux éditions Gallimard, il relève que la poésie actuelle oscille « entre une dégénérescence du syllabisme et une prose indigente mise en morceaux sans nécessité prosodique » — c’est sans aucun doute une affirmation à laquelle il est difficile de ne pas souscrire. On discuterait son refus du marché de la poésie, même si l’on apprécie son humour ; la poésie ? « on lui a voué un mois, comme à la Vierge Marie » et « dans une saine politique consumériste, un marché ». Réda n’a jamais mâché ses mots dans une société où c’est le consensus qui prime, on peut refuser de le suivre — encore faut-il argumenter.
* Parmi les livres à propos du jazz : L’Improviste, une lecture du jazz, Gallimard, coll. « Le Chemin » (1980), Jouer le jeu (L’Improviste II), id., 1985, Le Grand Orchestre, (Sur Duke Ellington), Gallimard, coll. « L’un et l’autre », 2011.