Ô vous qui dormez dans les étoiles enchaînés de Jean Ristat par Tristan Hordé
Lisons le dernier vers, « Au plus obscur la nuit rend force et gloire rien », il donne le ton des trois parties du livre, liées, de manière différente, au « théâtre de la mort » : L’"Éloge funèbre à Monsieur Martinoty", consacré à celui qui fut administrateur de l’Opéra de Paris et metteur en scène d’opéras (mort en janvier 2016), précède "Le pays des ombres" et "Détricoter la nuit". Une lecture des Tableaux d’une exposition de Moussorgski ". Deux mots récurrents, ombre et nuit, suffiraient à assurer l’unité des poèmes, à quoi il faut ajouter l’opposition répétée, encore dans le dernier vers, entre « la gloire d’un instant » et « la terre où grouille la vermine ».
Cette thématique classique — on pense souvent à Sponde ou à Chassignet — est revisitée par Ristat, sans qu’il y ait quoi que ce soit à espérer d'une quelconque divinité, « les dieux s’ennuient et meurent oubliés ». La mort est toujours présente, emportant sans distinction et sans cesse tout ce qui vit, comme l’ogre des contes qui, jamais satisfait, recommence toujours à dévorer ; cette image de l’ogre apparaît à deux reprises dans le livre : elle marque le caractère inattendu de la mort (« (…) sur la tête du dormeur l’ogre / a posé sa patte griffue ») ou elle permet d’insister sur la violence de sa venue (« (…) l’ogre qui va me dévorer ») — le narrateur ici, comme tout homme, errant dans le labyrinthe du temps sans pouvoir y trouver un repère, sachant seulement que « la nuit avance comme un loup », vivant le moment tragique où « la nuit comme un serpent engloutit le jour ».
Tout semble-t-il subit la destruction, et d’abord le corps : « le voici offert viande / de boucherie ». La disparition en masse témoigne de la puissance de la mort ; c’est par la première phrase de Salammbô, donc par l’allusion aux massacres dans la fiction, que sont introduits les camps de concentration : « Ô c’était à mégara faubourg de carthage / À dachau ou ailleurs l’odeur de la mort ». Dans cette vision de Ristat, la mort a aussi pour effet d’entraîner l’anéantissement de toute trace, comme si rien ne pouvait demeurer dans la mémoire : « il pleut dans les plis de la mémoire », ou que ce qui restait était insuffisant pour construire quoi que ce soit : « Ô mémoire comme / Des lambeaux d’étoffe dans le fumier de l’his / Toire ». Comme si tout devait sombrer et s’effacer « dans la barque de l’oubli », dans un silence que rien ne rompra, et tout le vécu ne serait plus que « dans la cendre du souvenir », moments éparpillés qui n’empêchent pas la ruine. N’y aurait-il donc qu’ « absence de sens sauf à perdre la tête » ?
Ce qui se maintient dans ce "théâtre" de la mort et de la vie, malgré le pays des ombres, ce sont les œuvres humaines. J’ai signalé une phrase de Flaubert et, ici et là, on repère d’autres allusions, par exemple avec, à l’ouverture d’un vers, « La mise à mort », titre d’un roman d’Aragon, ou à Tristan et Iseut avec « les amants aux Voiles / Déchirées », à l’opéra de Debussy avec le nom de Mélisande. Hors ceux d’Aragon et de Verlaine, sont cités les écrivains fondateurs dans l’antiquité gréco-romaine, Homère et Virgile, à côté de personnages de la mythologie, Persée, Méduse, Ulysse, Vénus, Apollon, les cyclopes. Il faut aussi voir que le travail sur la tradition métrique inscrit le livre dans un temps vivant.
Ristat, dans la plupart de ses livres n’utilise pas l’alexandrin mais des vers de douze syllabes sans césure régulière et non rimés, parfois de 13 syllabes, comme le vers repris comme titre, ou de 11, ce qui n’interdit pas l’introduction de vers courts de 3, 4 syllabes, etc. ; le douze syllabes est décomposé une fois : « Tout / En moi / Étrangement / S’éteint et / Attend ». Les assonances et les allitérations reprises régulièrement ne sont pas le propre de la poésie classique et elles sont relativement nombreuses dans Ô vous qui dormez…, et même mêlées comme dans ces vers : « (…) les miroirs / La mémoire / Noir / — Noir le grand tamanoir de la nuit au céleste / Reposoir », ou dans « Amère mort que d’aimer la douce morsure / D’amour ». Certains rejets brisent quelquefois l’apparente sagesse du vers, ainsi : « appelle / T-on », « balafre é / Carlate », etc., comme interrompt la lecture le fait qu’un mot appartienne à deux groupes syntaxiques différents : « [le feu] déchire les arbres / Ne demandaient qu’à fleurir une année encore ».
On pourrait trouver quelque préciosité dans la présence insistante du Ô de l’élégie ou dans l’emploi de mots aujourd’hui rares (comme pourpris, cascatelle, arondelle, s’aboucher), mais on peut aussi lire dans le jeu avec le vers classique comme avec un vocabulaire suranné ou la référence constante à l’antiquité une volonté de subversion par rapport à quelques opinions sur ce que "doit" être la poésie. N’oublions pas que Ristat, fondateur de la revue Digraphe en 1974, a publié des livres de Mathieu Bénézet et Comment une figue de paroles et pourquoi de Francis Ponge.