Péquenaude de Juliette Rousseau par Hervé Lemarié
Doucement, apprendre
le repli des couleuvres et
à
se mêler de silence.
Y avait-il, dans cette idée de retour, quelque chose comme une hâtive floraison ? « Moi, je voulais surtout écrire de la poésie, donner à sentir l’épaisseur du monde et ses survivances, des forêts majestueuses, la compagnie des bêtes et une cosmogonie incarnée ». C’était sans compter avec « l’impensé et l’ignoré, l’envers du conte, les interstices de la fable, la profondeur de l’étable. Des terres épuisées, de la merde en quantité industrielle et la mort organisée des bêtes, hors sol et par millions ».
Là où repose la mémoire se blottit ce qui
du corps
refuse de passer.
Un état des lieux s’impose. Arasé, le bocage de Haute-Bretagne est maintenant ouvert au vent et à l’assèchement (des sols, des âmes)**. La monoculture a épuisé la terre, en a chassé la vie à coups d’intrants. Les animaux sont enfermés, cloisonnés, privés du râle de la jouissance par l’insémination artificielle. Du côté des humains le machinisme (bruyant, l’autrice le souligne) a dénoué les liens de l’entraide. Pour répondre aux exigences du Moloch agro-industriel qui endommage un peu plus le paysage en le viciant de ses silos, entrepôts, hangars grands comme des cathédrales, les paysans se sont faits agriculteurs, les fermes exploitations. Mais, seuls, désormais, quand ils ne peuvent plus faire face ou quand la haine de soi prend le dessus, ces exploitants se passent les liens autour du cou et grossissent le lot des « suicidés de la société » pour reprendre les mots d’Antonin Artaud. À l’image de la terre, le langage s’est appauvri ; que les parcelles aient été débaptisées lors du remembrement – remembrement sans remembrance, donc – est un symptôme de cette anémie. Or, ne pas nommer ou mal nommer « c’est laisser disparaître ». Le constat est sombre, il y a des « jours terrassés ». En somme, « c’est la poésie qui nous a presque entièrement été volée : l’art d’entrer en résonance avec le monde ».
Terre abusée, peut-être,
mais pas défaite.
Se revenir implique alors certains rites, comme l’allumage du feu dans la cheminée ou la marche vers ces tombes martyres de femmes sacrifiées par une barbarie mise en abyme, celle des chouans attisée par celle des bleus coupant en deux (par la lame en biseau ou par un savoir tranchant d’arrogance) les paysans, « ces animaux à face humaine » qui s’entêtent à contester le jacobinisme par leur superstition, « cette gale de l’esprit » (Camille Desmoulins). Les jeunes mortes qui se rappellent à nous au solstice d’été initient à la forêt, à la résilience du bois, « défont la propriété ». Se revenir c’est aussi retrouver des sensations d’enfance par le biais – ou plutôt dans l’immédiateté – du corps, de la peau : « C’est peut-être l’enfance en nous qui nous enseigne que la poésie, comme la littérature, tient d’abord à la densité de tout ce qui vit pleinement et dans la réciprocité. » Se revenir c’est encore renouer avec le cycle saisonnier (Péquenaude fait le tour de l’année, amorcé par l’automne) : « À la solitude des mots répond la certitude des saisons ». Un cycle intime, non officiel ; le printemps n’arrive pas le 21 mars mais « quand les oiseaux chantent ».
Devant l’acidité et sans hâte,
l’entêtement des chênes.
Dans la mesure où « l’appauvrissement de la langue précède celui du monde », il est urgent de trouver des mots, non ceux de la « nomenclature » mais ceux de la « langue vernaculaire », idiome qui se tient au plus près du monde en nommant coucou l’oiseau de la reverdie ; parfois Juliette Rousseau emprunte au gallo de ses ancêtres les vocables du revenir : « bourrië », herbes indésirables, « beuruette » dans laquelle on peut rouler ces dernières, auquel cas on aura renoncé à « bouiner » (s’occuper à des riens, autrement dit savoir pratiquer l’oisiveté – l’otium). Il faut dire l’hirondelle, dire l’achillée, dire cette lumière dorée de fin de journée, même sur la paille des trop grosses round ballers. « Nommer c’est déjà entrer en relation. » Juliette Rousseau cherche ses mots, les trouve dans le jardin, autour du tas de bois ou devant un verre militant ; ils l’aident à déceler « le monde vivant qui survit entre les mailles de l’exploitation généralisée ». Un veau égaré, une jument en cavale, des gestes collectifs (fenaison à échelle artisanale, récolte des pommes, galette) : des survivances qui nourrissent des espérances. « Je voudrais, dit-elle, faire de l’écriture le déploiement d’une symphonie des sens, amplifier ce qui vit encore autour de moi, pour rappeler que tout n’est pas mort. » Ces poèmes, en tant que tels ou écrits à l’encre sympathisante, sont autant d’ex-voto déposés à l’orée des forêts pour « crier très fort mais tout bas. Crier inaudible. » Contre la logique de la subsomption, de l’assimilation, de l’homogénéisation, « l’écriture paganise », indique par là de nouvelles cosmogonies qu’il revient à chacun d’incarner.
Dans la moindre pousse,
le cœur de la bataille.
* Sociologue de formation, militante écologiste, autrice du remarqué La Vie têtue chez le même éditeur (2022), Juliette Rousseau est directrice de la collection poésie des éditions du commun.
** Sauf des îlots réservés, priv(atis)és, gardés par le barbelé et le grillage. Tandis que le dominé a cru bon de seconder le remembrement administratif pour suivre le mouvement (désenclavement, commodités), les initiés qui pratiquent la chasse à courre ont gardé, autour de leurs vieilles pierres, leurs arbres centenaires.