Quitter la terre de Daniel Morvan par Hervé Lemarié
D’ordinaire on ne sait rien de la terre, de la ferme. Qui les a vécues n’a pas les mots ; qui les a n’y a pas vécu. Né dans une famille paysanne, Daniel Morvan a dû quitter la finis terræ, faire vent vers les mots, passant de la ferme à l’École Normale Supérieure de Saint-Cloud, au journalisme et à la littérature*, mais le recueil Quitter la terre est un double retour : au paysage rural breton où il a grandi, à la poésie qui fut sa première pente**. Égrener ses poèmes dans cet écrin bouleversant c’est pour l’auteur donner à lire, en même temps que son parcours de « déserteur »,
cette espèce d’extinction de l’espèce paysanne
après combien d’années
de milliers d’années que l’espèce plante et récolte
Pour que le jeune Daniel reste, il aurait fallu que soient réunies plusieurs conditions. Que les « parcelles imaginaires » tracées au doigt par sa mère Christiane sur « la toile cirée » de la cuisine s’actualisent au profit d’un élevage florissant dirigé par le vecteur « progrès ». Que son père Hervé se lie les mains pour emprunter, s’endetter et devenir comptable des « maréchaux du vide ». Que la terre familiale qui avait déjà migré depuis le lopin premier du grand-père Vincent migre encore un peu plus du côté du Gulf Stream, propice épouvantail chasseur de gel et bénisseur de récoltes. Que les caprices du marché ne conduisent pas le père à « suicider la charretée » de choux-fleurs au gasoil dans une carrière (avant de tenter, non au gasoil mais au Butagaz, de s’en prendre bientôt à lui-même). Aucune de ces conditions ne sera au rendez-vous. Ce n’est pourtant pas faute de courage : « père entendait combattre le gel à mains nues », ni de droiture : « jamais il ne s’est rallié ou rendu/ et demeura réfractaire à la religion productiviste ». Pas question pour le taiseux de prêter l’oreille aux sirènes – « banquier », « député » – dont les nauséeux partitifs trahissent l’inhumanité du projet : « faites de la vache faites du porc », sur une terre agressivement remembrée qui plus est, dans un paysage arasé par le « bulldozer jaune » : « abattez les talus ». Il y va de son honneur et le seul suzerain qu’il se reconnaisse est « le temps qu’il fait ». Ce sera non à « une agriculture aux mains des techniciens/ […] à l’industrie agroalimentaire », ce sera oui aux « intuitions ancestrales », oui à la « folie » d’entretenir une ferme à taille humaine, oui, donc, à la faillite programmée. Tout en faisant des plans sur la comète, la mère sait déjà qu’il est « trop tard » et que s’attacher à ses bêtes, respecter « les horloges vitales », c’est s’attacher au
« cloître fermier délimité par
étable – hangar
fumier – silo »
La très saine déraison est le ressort de la tragédie : quand on couve d’une main « recueillie » la semence de chou-fleur, quand on loue « la douceur et l’humanité » du cheval de trait, quand on pleure la fin d’une vache dix ans soignée on ne peut pas faire de la vache. Comment inviter ses enfants à rester sans mentir : « tentez une autre aventure ».
Le fils Daniel s’aventure, non sans douleur. Si le « tas de fumier » est riverain du premier « tableau noir », le collège nécessite l’internat, c’est-à-dire l’internement : c’est là qu’il est une première fois « dépaysanné ». Il l’est une deuxième fois à Rennes, hypokhâgneux et khâgneux initié à « Char Bonnefoy Ponge Jaccottet », une troisième à l'ENS de Saint-Cloud où il se retrouve « zopiok » – un « hybride de yak et de zébu » –, un « apostat » géminé affecté de ce que les sociologues appellent la double absence : à son milieu d’origine, à son milieu d’accès ; urbain chez les ruraux, rural chez les urbains, « fragment de cambrousse » parlant mal « l’idiome des cénacles », anxieux de manquer de « bagout » et d’assurance parmi les héritiers qui savent « réseauter » depuis le berceau ou de laisser échapper un accent glaiseux. Entretenir le viatique maternel (les Hugo et Musset scolaires) par le labourage des rimes pauvres permettra de tenir sur le chemin de la fuite. Deux autres cordiaux : le jazz et Marcel Proust : « Combray sauvera tous les ploucs de la terre ».
Pas plus paysan que plume ministérielle, adossé aux espoirs de la mère et à la probité du père, Daniel Morvan trouve existentiellement une troisième voie, littérairement une « troisième forme » : ni « air du froid de King Arthur » psalmodié sur une terre démembrée, ni « hymne exalté » naïvement entonné, mais chant à mi-chemin des « prés » et de « Saint-Germain-des-Prés », nourri des mots des « vainqueurs » puisque la parlure native est « morte », mais des mots trempés à la gorge des vaincus. Ce faisant il contredit deux prosopopées, celle de la ferme qui lui intime l’ordre de se « terre » et celle du père :
tu regardais sans rien dire la terre se défaire
tu nous voyais retirer du décor et tu n’as rien fait ni esquissé le moindre cri de plume
joli spectacle que la fin d’un monde
qui descend au tombeau sans un son de harpe
Certes font défaut la « langue originelle » et la « lyre agricole », mais Daniel Morvan trouve dans « l’encrier de boue » et sur sa harpe « désaccordée » de quoi honorer en barde la terre sous toutes ses formes – glaise, glèbe, fange, vagues de labour, mais aussi pli où la biche allaite son faon – et les vies minuscules qu’elle porte. On ne s’étonnera pas que soit dédié à Pierre Michon le poème où « ceux de Kerjob », pauvres comme l’infortuné biblique, se voient anoblis par « les traces de fange » que l’auteur, avec des mots de feu, tresse à leur front de manants. Voir de nobles figures dans ces Bozec quasi serfs, en sa mère une Louise Labbé élégiaque, en son père un Moïse « s’ouvrant un chenal dans le cortège des goélands argentés », dans des taureaux des monarques, des chars romains dans les remorques et du marbre sous la charrue, ce n’est pas se vouer à une idéaliste alchimie, mais à une réaliste révélation chimique attestant que le cultivateur a connu ses heures de noblesse, que la « gloire des fenaisons » irradie du passé et qu’il existe un « or des fous », celui qu’en orpailleurs Trassard, Michon ou encore Bergounioux trouvent avec lui sous le pas d’un cheval. Thrènes grecs, sônes bretons, complaintes et odes empreintes d’une fataliste colère puis, dans les deux dernières sections, somptueux lieds pastoraux plus apaisés (échos du tiers lieu qu’est aujourd’hui Paimbœuf, près de l'estuaire de la Loire), les poèmes de Quitter la terre sont ces « brisis de cristal », ces « éclats de quartz » que la pluie tombée sur les guérets révélait aux yeux de l’enfant, ces preuves que si la terre est l’espace du «plus-jamais », elle n’est jamais non plus entièrement quittée : « regarde ici se trouve/ le trésor qui ne vaut rien/ et que tu ne perdras jamais ».
* et même au cinéma : le film L’Assolement (1979) est visible sur le site de la Cinémathèque de Bretagne.
** après sept romans, dont Lucia Antonia, funambule (2013) et La Main de la reine (2022).