Grécité de Yannis Ritsos par Hervé Lemarié
« Tous ces poèmes préfèrent l’allusion à la dépendance. Ainsi sont-ils l’exercice constant d’une liberté plus forte que l’oppression immédiate en même temps que le reflet distancié d’une résistance intime. » C’est par ces mots que dans sa préface à Pierres Répétitions Grilles* Bernard Noël définissait le lyrisme de Yannis Ritsos : son refus de l’explicite, de la dénonciation immédiate se double d’une réticence à monter dans les aigus, à hausser le ton, fût-ce pour dire le plus suppliciant. Dans Grécité, pas davantage que dans ses autres textes, à l’oppresseur, au tortionnaire des années 1948 à 1952 le poète ne fera le présent de sa plainte. Paru en 1966, ce recueil est publié en français par les jeunes éditions Fata Morgana deux ans plus tard, c’est-à-dire au moment où les colonels déportent à nouveau Ritsos dans un camp de concentration.
Avec à-propos les mêmes éditions rééditent cette année ce texte devenu mythique en Grèce, mémorisé par de nombreux compatriotes du poète pour l’avoir chanté sur un air de Théodorakis dans la rue ou dans une taverne, mais oublié en France – la « sœur aînée » pourtant – où, malgré l’avertissement de Bernard Noël, la gloire militante mal comprise de Ritsos semble devoir amoindrir sa gloire littéraire. La rhétorique partisane que n’a pas toujours su éviter Aragon, son défenseur, est restée étrangère à l’exilé intérieur, bien qu’adhérent du Parti Communiste grec dès 1931. À l’image de sa Symphonie du printemps de 1937, l’œuvre entière du « poète national » est une célébration de l’amour et de la vie en des temps de ténèbres.
Grécité revisite les années 40, celles de la guerre civile qui a opposé les communistes et les forces monarchistes du gouvernement alliées aux Britanniques. L’écueil de la harangue, Ritsos l’évite en chantant un paysage âpre et lumineux, incarnation du peuple grec :
Ce pays est aussi dur que le silence,
il serre contre son sein ses dalles embrasées,
il serre dans la lumière ses vignes et ses olives orphelines,
il serre les dents.
Aux idées de l’habituelle poésie engagée se substituent des matériaux infimes qui suffisent à peindre la souffrance et à dessiner l’espoir : « Origan et laurier fané dans la niche du mur/ épargnés par les flammes. » Ces humbles fragments du monde sont ceux que le poète avait sous les yeux à Makronissos, l’îlot carcéral. Il les assemble comme le font les enfants, comme le font les artistes. Grécité est ainsi nourri de maints petits tableaux à motifs végétaux : « le figuier et les pelures de soleil » ou animaux : « La dernière hirondelle attardée dans la plaine/ planait dans l’air comme un brassard noir/ sur le bras de l’automne. » ou les deux : « Sur le sol, parmi les ronces, la couleuvre a laissé/ son chemisier jauni. » À la manière de la poésie de Ponge, mais avec une subjectivité plus assumée, celle de Ritsos valorise les choses muettes et libère une parole pleine de sollicitude :
La camomille poussée sous l’ongle de ton orteil
te récite la beauté du monde […]
Par tant de feuilles le soleil te dit bonjour […]
Tout cela, tu le sais. La veine du platane
contient elle aussi ton sang. Et l’asphodèle des îles,
le câprier.
Plutôt qu’une élégie ces bribes tramées à deux histoires, celle de la mythologie et celle de la Résistance, forment un hymne mezza-voce où se font entendre les voix de la Grèce entière : antiques et présentes, souffrantes et courageuses, celles des morts et des vivants, du berger, du pêcheur d’éponges, des vieilles qui « montent les marches taillées/ dans le roc » et dont « les regards/ brodent la mer ». Dans cette épopée d’un nouveau genre, les sublimes héros classiques se convertissent en un modeste héros collectif :
Ils ont dressé la table pour dîner
et ils ont partagé leur désespoir en deux
comme on partage, sur ses genoux, la miche d’orge.
Aux héros du quotidien accablés par la faim et la force, les éclats glanés sur le sol rocailleux par le poète redonnent une dignité de princes arcimboldiens :
Et voici ceux qui montent et descendent
les marches de Nauplie
et qui ont pour tabac les feuilles épaisses de la nuit,
pour moustaches des buissons de thym
saupoudrés d’astres.
Afin que la transfiguration ait lieu, l’incantation met en relation le proche et le lointain, le microcosme et le macrocosme :
Et là-haut, tournant sur sa broche céleste,
la Voie lactée parfume l’infini
d’une odeur d’ail, de poivre et de graisse brûlée.
La contemplation de ce qui s’offre à tous, même et peut-être surtout dans une prison à ciel ouvert, est un cordial à boire avec les compagnons d’infortune. Seule cette communion tellurique et cosmique permettra à chacun de ceux qu’anime un idéal de fraternité et de justice de retremper ses forces pour le nouveau combat à mener :
Après tu monteras jusqu’au guet de ton île
et chargeant ton fusil d’étoiles tu tireras très haut
au-dessus des mâts, des murailles,
au-dessus des montagnes ployées comme
des fantassins blessés,
et tu contraindras les fantômes à se tapir
sous la couverture de la nuit.
Malheureusement les fantômes hantent à nouveau nos temps ; la question que pose Ritsos à la fin de la quatrième section est une invite :
Qui, dans l’ombre de l’olivier, veillera avec la cigale
pour qu’elle continue à chanter ?
* Éditions Ypsilon (2009)