Claude Dourguin, Saisons par Lydie Cavelier
Trois entrées saisonnières structurent la table des matières d’un recueil, non pas de récits de voyage, mais de « promenades » dans les lieux les plus « chers » à Claude Dourguin. Les entrées « Automnes » et « Printemps » qualifient un type de « présence », d’accord existentiel que les particularités des cités et des provinces de Mantoue, Padoue, Vérone, Bologne, Ferrare, Toscane et Ombrie viennent moduler. Les « Hivers » appellent quant à eux les « caractères » atmosphériques des capitales Amsterdam, Helsinki, et de l’Archiduché autrichien. La tripartition saisonnière (l’été est oblitéré) fonctionne à la manière d’une table d’harmonie, faisant entrer en résonance des aires distinctes. Libres et fluides, les déambulations viatiques de Claude Dourguin engagent un vaste paysage culturel, mémoriel et imaginaire, propre à instaurer de plain-pied un espace de connivence avec le lecteur : « on », « nous » sommes mus par le « graphisme » des rues, des bâtiments, des ponts ou des quais, aussi bien que par celui des chemins, des torrents, des crêtes et autres déclinaisons géologiques et végétales. Chaque parcours dépend de tel passant, de tel bruit, de telle odeur, de telle échoppe prometteuse (épicerie aussi bien que librairie), autant que de telle œuvre apparentée, qu’elle soit picturale, livresque ou musicale. Car ce sont les détails, choses ou impressions sensibles, qui le plus souvent orientent, entraînent. Leurs surgissements, leurs nuances aimantent chaque « pas », l’investissent d’une teneur « singulière » et proprement interrelationnelle. Le « je » s’efface tout en incarnant des dispositions, des « émotions », des élans spécifiques à tel lieu, telle heure ou telle lumière : les pronoms (on, nous), les présentatifs (c'est, voici), les « inanimés » devenus sujets verbaux (« le premier frisson donne seul le signal du départ », p. 25) ainsi que les tournures avec redoublement du sujet (« Le chemin traverse-t-il », p. 85) marquent non seulement un style, mais une certaine manière de pratiquer, d’éprouver, d’« habiter » l’« âme », l’influx des lieux.
Les variations saisonnières, atmosphériques, chromatiques et géologiques, aussi bien que les pratiques sociales (marchés, bars et autres formes de convivialités) donnent lieu. Elles définissent le singulier « tempo » de chaque endroit, sa qualité de présence, et d’autant plus fortement que sa fréquentation, d’année en année renouvelée, affirme une démarche sur un double plan, physique et mnésique. À parts égales règnent la spontanéité, l’élan et l’allant, le corps et l’âme, la simplicité, la douceur et l’intensité des attentions, des complicités que suscitent les lieux : sans céder aux tropismes mondains, esthétisants ou savants, il s’agit de cultiver « la continuité de la vie, sous toutes les espèces, des œuvres de l’esprit à la nourriture, les unes comme les autres affirmant l’exigence qualitative, esthétique aussi bien : le bonheur, ainsi, s’il se peut, du quotidien » (p. 68). Ainsi comprises, flâneries et déambulations ne relèvent pas de la promenade touristique. La fluidité de l’écriture vient répondre à l’aisance des déambulations, à l’« évidence » (p. 53) d’« un échange » : elle marque le plaisir de glisser d’un versant à l’autre de la vie, le désir d’embrasser et d’« habiter » ces « paysage[s] de culture » véritable, dans lesquels « l’homme a réalisé, accompli dans son entièreté ce qui le fait homme » (p. 190).
D’une heure, d’une place, d’une atmosphère ou d’un parcours à l’autre – et tous les parcours, y compris souvenus, se composent au présent (présent narratif et présent énonciatif confondus) –, les particularités relevées, indissociables matérialités et substantialités, disent l’« unité » du lieu au gré de ses variations mêmes (p. 181). Les choix de composition de l’ouvrage laissent entrevoir les « rituels » de l’autrice, c'est-à-dire une manière poétique d’appréhender les lieux : les échos et les contrepoints thématiques sont métaphoriquement révélateurs d’une forme de beauté et d’harmonie musicale.