Pascal Commère, Sortir des forêts par Lydie Cavelier

Les Parutions

22 janv.
2025

Pascal Commère, Sortir des forêts par Lydie Cavelier

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Pascal Commère, Sortir des forêts

 

Polysémique, le titre opère comme une clef de voûte car il s’agit tout autant de céder à « l’appel infini » des bois environnants (63), que de sortir de forêts intérieures, non pas tant dans l’espoir de s’en départir que pour mettre œuvre ce qui vient d’elles, comme ce qui vit à leur encontre.

 

Bois et matières forestières (grume, boue et humidité) agissent par remontées de « paroles », d’« histoires » et d’« odeurs » (52). Les forêts aspirent, aussi bien qu’elles hantent, les déplacements, les gestes, les affects et les mots – proférés ou oblitérés. Auprès d’elles, les hommes mastiquent la pâte des bois en ravalant solitude, finitude et instincts primordiaux. Avec la rudesse des arbres, ils débattent, s’affrontent et s’entaillent, soumis à une même injonction : s’ancrer le corps en terre et, à défaut de pouvoir nommer, trouver « matière » à répondre de cette « charge de vie et de mort » mêlées (70). Les forêts activent ainsi des liens tout à la fois sauvages, mémoriels et immémoriaux, faisant pendant à un autre « terrain de rencontre » (83), plus essarté, celui des bibliothèques où les histoires sortent des bois, se tenant toutes à portée, et se faufilant les unes au travers des autres. Précisément, ces modes de relation transverses régissent la composition du livre qui, tacitement, trame des histoires de vies et de morts, celles de Gérard, Joseph ou Tit, celles du narrateur et de son père. Si le point de confluence est forestier, les expériences divergent et, narrativement, souvenirs et réflexions se (re)coupent : les temporalités et les lieux se ramifient (analepses, prolepses, échos), les évocations se mêlent et s’embranchent d’une page à l’autre, et d’un texte à l’autre.

 

L’ensemble des tronçons d’histoires fonctionne par contrepoints autant que par affinités, en mettant en jeu les « contrecoup[s] » d’un « cœur malmené » (144). Ainsi, les motifs de la coupe gravent de leurs poinçons ce livre d’histoires. Les encoignures, déchirures, cris (brames, surgissements de voix humaines) et autres coups du cœur déterminent paradoxalement les points de suture entre les textes et les vies, comme pour sonder ce qui nous lie, ou nous délie de l’existence, des autres et de nous-même (« de quelle teneur sont les fils qui nous relient les uns aux autres », 124). Les forêts intérieures figurent l’inextricable, l’incommunicable : « On ne demande pas […] pourquoi les arbres et les paroles non dites » (18). Reste que les rencontres pointent ce nœud primordial où, « [s]ans cesse nous sommes, l’un après l’autre, à la croisée des chemins qui nous fondent » (118). Même coupés, éludés, les fragments d’histoires, les copeaux de mots sont traversiers : ils se recoupent ou défrichent des claires-voies entre lesquelles rejoindre « cette part de l’être que nous ne questionnons pas d’ordinaire » (133). Telle est l’une des leçons de La Fontaine, « Maître des Forêts », dont les coupes, prosodiques, font ressurgir tout un monde prenant vie entre les mots. 

 

En effet, la poétique forestière de Pascal Commère tient de l’échancrure, de l’abattage du bûcheron, autant que de la ramification. Les coupes sombres tranchent ladite droite ligne du « projet » : l’écriture tente de se rejoindre au prix de digressions et d’échos. Les textes s’essaient à rassembler les fils, à « se positionner face à l’adversaire » intime (95), mais le « questionnement » à l’œuvre heurte aux entournures les histoires d’enfance et le sentiment de séparation initial. Les brèches se creusent, les « raisons » d’être, de lire et d’écrire conduisant « inéluctablement vers » ce qui « bless[e] davantage » (115). À défaut de raccorder, la « tournure » de l’écriture (113) n’entame l’enfermement qu’en rouvrant des forêts d’opacité en « arrière-fond » (31) : les mots ne gardent trace que de quelques marques intimes, sylvestres et animalières, mais leurs imprégnations retiennent peut-être « quelque chose plus vrai que le vrai » (29).

 

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