Esther Tellermann, Selon les sources par Laurent Fourcaut
Depuis Première apparition avec épaisseur, en 1986, Esther Tellermann a fait paraître une vingtaine de livres de poésie, jusqu’au récent Votre écorce (La Lettre volée, 2023), ainsi que deux récits, Une odeur humaine (2004) et Première version du monde (2018). Elle est une des voix majeures de la poésie française contemporaine.
Son dernier livre, Selon les sources, présente la même radicale étrangeté que les précédents, fait entendre la même tonalité inimitable. Il s’agit de poèmes en vers libres, toujours très courts, parfois réduits à un mot – de sorte que la phrase se trouve morcelée, et toute emphase empêchée –, poèmes d’une quinzaine de vers en moyenne. La musicalité en est intense, entêtante et assourdie, comme d’une mélopée ou d’une psalmodie. Que cette poésie ait quelque chose de religieux est indéniable : elle a à voir avec le sacré. L’atteste tout un lexique qui confère à l’ensemble une dimension hiératique : « l’adoration », « habitons / des chapelles », « les autels », « sacrifice », « le temple », « l’ascèse », « prophéties », etc. Mais aussi les « dieux », « l’Ange » et « les anges », et même : « Une guerre […] veut / forcer les portes / scinder le Dieu ». Ce sacré semble être le propre d’un temps révolu. L’univers si singulier que façonne, page après page, cette poésie apparaît intimement enfoncé dans le temps, avec son personnel d’une aristocratie fabuleuse, tels ces « Princes / enfouis sous les / schistes / l’effritement de / Empires / et des micas », ces « chasubles des rois », ces « Royaumes ». Le mot revient, essentiel, d’« un temps enfoui », du « seuil de l’enfoui », ou bien son synonyme, « des jardins ensevelis ». Temps inappréciable, aboli et mythique, inséparable d’une dimension cosmique : « l’univers », « ils atteignirent / les confins / là où bascule / l’Occident », « par-delà / le versant du monde », « Lentement descendirent / les pôles / au creux des / montagnes ». Mais aussi ancré dans la permanence d’une minéralité – du « calcaire » aux « schistes », de la « bauxite » à « l’or » et à l’omniprésence des « pierres » – et adossé à une végétation (trente occurrences de noms de plantes, fleurs, arbres) attestant l’état de grâce d’un éden antique : « un monde d’herbe / et de cailloux ». Le substrat de cet éden, c’est la « terre », objet d’une quête qui, d’une façon plus générale, sous-tend l’ensemble du livre : « Puis le vent / fut asile / nous avions voulu / précéder / l’été / trouver la terre. » Il est question de rien de moins que d’« épous[er] le monde ».
Or il y a « l’Histoire », « l’histoire calcinée », avec ses « guerres », ses « combats », qui semblent avoir détruit, ou repoussé, dans l’espace et dans le temps, ce que le livre appelle à quatre reprises « l’autre monde », peut-être lors de ce récurrent « jour de colère » (dies irae), multipliant les « vaincus ». En archéologue, l’auteure en retrouve la trace : « Lectures / des parapets / restituaient / les guerres ». De là possiblement le titre ; il programmerait cette catabase, qui est recherche d’un temps perdu : « Les combats se / poursuivaient / selon les sources / et les légions. » Un abondant champ lexical du feu, de la brûlure, du volcan, de l’incendie, pourrait renvoyer au cataclysme ayant anéanti l’ancien monde, comme le furent Pompéi ou Troie : « Et je t’efface / comme si / jamais / n’avaient brûlé / les murs ». Très vite un poème dit l’effet délétère de l’Histoire, elle qui fait éclore « la férule », mais nomme aussi l’agent rédempteur de « la fracture » : « le linge », c’est-à-dire, tissu et texte ayant même étymologie, l’écriture : « L’Histoire / se rassemble /dans nos poings. / Nous vérifions / l’érosion du gypse / l’éclosion de / la férule. / Pour couvrir / la fracture /au sud / des péninsules / l’on posa / le linge. » L’écriture comme flambant à neuf sur les cendres : « Un reportera / les icônes / sera sur le point / d’être / croira à nouveau // aux mains ouvertes sur le feu. » – ou telle une « arche » après le déluge, à l’instar du tout premier texte, qui se met ainsi en abyme, surgissant de la page blanche : « Nous attendions / le nom de la légende. / Au centre de la / mer / émergea l’archipel. »
Aussi bien les poèmes multiplient-ils les mentions de tout ce qui a trait aux mots, leur matière première : « Mots étaient à rebours », « la lettre », « la trace », « la voix », « les insignes », etc. – convocation aussi, chère à l’auteure, des nombres : 3, 5, 7. Et disent leur nécessité : « soudain la lettre / illumine / le paysage nu / console / nos solitudes ». Présence répétée également de ce que ces mots élaborent : « la légende » – « Rafales de légendes / maintenant vous / criblent / endorment le chagrin. » –, « l’image », « les figures », « la fable », « les narrations », etc. Façon sans doute pour cette écriture de se réfléchir en elle-même, pour mieux mesurer ses forces et assurer son territoire.
Mais, Esther Tellermann le sait bien, « le mot est le meurtre de la chose » (Lacan). Alors, puisque ce livre est celui d’une quête – récurrence du verbe « atteindre » –, quête d’une assise, d’un « asile », d’un lieu « où s’endormir », et que l’outil même du texte risque de se retourner contre elle : « Elle veut / atteindre / et n’atteint pas. », la poète s’efforce, ici et là, d’échapper aux mots pour mieux restituer : « Comment savoir / entre les traces / ce qui dit ce / qui / restitue ? » ; « Nous remontions / de l’Ister / jusqu’à la mémoire / afin de restituer. » Ainsi quand elle écrit : « n’avions voulu / “le mot qui brille” / en échange / des émeraudes » : pas de ce marché de dupes. Quand elle cherche une issue dans les marges : « C’est vrai nous / avions ouvert / les pages / noircies sans / lire dans / les césures ni / les zones grises / l’empreinte / de l’imploration. » Ou qu’elle tourne le dos aux « icônes » et à la « fable » : « Un reportera / les icônes / je ne / le saurai / n’épouserai / sa fable ni / son murmure / garderai / la ciselure ». Ce mot, ciselure, revient plusieurs fois, pour signifier justement « ce qui n’est pas dit », comme une inscription qui saurait advenir en deçà des mots.
N’est-ce pas à une fonction analogue que l’auteure voue ce qu’elle appelle les « refrains », qu’elle oppose à des « pluies de paroles » vaines : « Je marche encore / afin que surgisse / un refrain. » Refrains, ces syntagmes, ou groupes de vers, qui reviennent, avec ou sans variations – par exemple « Avions trop ri / à la face des dieux » ou « lui / gouverné » (et formulations voisines), dont la vertu tiendrait donc à ce que le ressassement leur confèrerait une manière d’incarnation, une heureuse nécessité.
Comme toujours chez Esther Tellermann, tous les pronoms dits personnels sont mobilisés, formant dans ce microcosme une constellation, sans qu’on puisse leur assigner un référent – à l’exception peut-être du « je », et pour cause, mais alors un « je » qui serait entré lui aussi dans la danse de l’impersonnalisation : je, vous, il, nous, tu, ils, deviennent ici comme les anonymes personnages d'un théâtre d’ombres lentement gagnées par une sorte de dormition mystique.
Quatre personnages toutefois, féminins, sont pourvus d’un prénom : « Béatrix » – la femme aimée de Dante ? – ; « Ophélie », sans doute celle du Hamlet de Shakespeare ; « Ariane votre / bord » (p. 58), où l’on reconnaît une allusion à deux vers de la Phèdre de Racine : « Ariane ma sœur ! de quel amour blessée / Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée ! ». « Héléna », enfin, peut-être empruntée au poème portant ce titre de Vigny (Poèmes antiques et modernes). On se dit que ce sont là autant d'interlocutrices privilégiées, compagnes l’assistant dans cette quête.
De la lecture de Selon les sources, on sort véritablement envoûté.