Temps-sable de Ren Yashio par Laurent Fourcaut
Ren Yashio vit à Yokohama. Son premier recueil de poèmes, la Francophilie (2004), est paru aux éditions Doyôbijutsusha, puis Ous(I)a chez Shichosha, en 2010. Elle a aussi publié dans les revues Ganymède, L’après-midi du coffre à jouet, Le sang de cordon ombilical with pentagons, etc. Trois des premiers poèmes de ce livre, « Raison-chimère », « Je ne suis pas trop viande » et « Petit Anin », ont paru dans le n° 4 de PLS (p. 124-129). Ren Yashio réalise de nombreuses performances poétiques au Japon et en France avec sa traductrice, Olfa Berhouma.
Deux sections partagent ce livre, le premier texte de la seconde, « Temps-sable » (p. 23), donnant son titre à l’ensemble. Poèmes en vers libres, caractérisés par une discontinuité syntaxique et sémantique complète, radicale même. Donnons-en tout de suite un exemple, que le lecteur soit fixé. Début du poème intitulé « De 100 à 250 lux il n’y a rien à faire » (p. 16) :
Il y a plusieurs chambres
Sans aucune détente un déménagement a lieu
Sans se [sic] soucier de personne jette ça là
Le monde n’est pas une chose que l’on trouve si bien équilibrée
Passion pour la lumière ouvrir les rideaux
Confiance aux mouvements circulaires en biais
Un peu devant l’inquiétude
Amassa Amassa montagne de poussière d’or
Dans la haine des allers-simples [etc.]
L’auteure multiplie les procédés visant à ébranler, voire à disloquer la cohérence discursive du propos : mots coupés en fin de vers (« […] tout à / L’heure recroisant le même chat j’ai tenté de lui caresser le dos ré / Solue il s’est recroquevillé et a miaulé pas trop mal si c’était possi / Ble tu me recueillerais [etc.] » [p. 8]), mots agglutinés (« Fumée sans feu en quelque sorte complexeinsoluble / saugrenuabsolu » [p. 32] ; « Cette colèrelacolèredequi » [p. 50]), syllabes finales dupliquées ad libitum, en une sorte de bégaiement (« À ce moment lancinant comme des punaises ses ses ses ses / […] Je vis dans une ambiguïté chocolateuse se se se se [etc.] [p. 30])… Tels mots sont ramenés à leur transcription phonétique (« Mwa » [p. 47]) ou réduits à un énoncé de lettres, comme en un rébus (« Éternel FMR » [p. 47]) ; « Cet aboutissement qui s’éloigne de l’idée de PO-m » [p. 52]). Le prénom de l’auteure se trouve incorporé à un signifiant informe, de sorte que voilà créée une sorte de chimère lexicale : « Rentoucheta ka ti » (p. 49 et 52) ; mais c’est, on va le voir, qu’elle a justement à « [s]’en prendre à la monstruosité » (p. 52). Il arrive aussi que le vers vienne à se resserrer pour former une étroite colonne au milieu de la page :
À cela aussi
Effet aphro
Disiaque
Bons senti
Ments mais
Décidément
[etc.] (p. 40-41).
Qu’il y ait dans ces façons de brouiller la lisibilité ordinaire du texte une volonté de redistribuer de fond en comble les cartes du jeu que le poète engage entre soi et soi et entre soi et le monde, c’est certain, et Ren Yashio a dit comment l’y aura poussée la découverte de Rimbaud :
« Mon père écrivait des poèmes et son arrière grand-père écrivait des haïkus. Ma mère aimait lire aussi. Quand j'étais petite, surtout à l’adolescence, j'avais le sentiment d’être opprimée par mon père, il était exigeant, égoïste, nerveux. J'attendais de lui qu'il m'aime telle que j'étais, mais je n'ai pas pu recevoir cet amour que j'espérais. Je pense que cette oppression ajoutée à d’autres obsessions nées des relations humaines a investi petit à petit mon inconscient mais finalement ces énergies chaotiques m'ont permis de trouver ma poésie. Peut-être que j'ai enfermé cette envie d'amour au fond de moi. Jusqu'à ce que je rencontre l'écriture de Rimbaud qui a fait exploser ce que je portais caché en moi.
Pour moi, le réveil est arrivé par ce livre de Rimbaud [découvert, en traduction japonaise, quand R. Y. avait seize ans]. » (Interview de R. Y. réalisée par « Daniel » en mai 2015 à Belleville avec la collaboration de Sachiko Ishikawa, en ligne sur www.katatsumuri.fr).
Rimbaud auquel se réfèrent du reste deux poèmes : « Crête tournoyante » (p. 38) et le dernier, fort long, « Je pense que “J’ai embrassé l’aube d’été” » (p. 45).
Si l’on s’interroge maintenant sur l’enjeu d’une telle entreprise de démembrement de la parole poétique, on est conduit, vaille que vaille, à proposer l’interprétation suivante.
On décèle dans la succession débridée de ces poèmes une sorte de poussée débordante de ce qui serait des désirs et des fantasmes refoulés (ils ont pris le risque de « réveiller de mauvais désirs audacieux » [p. 18]), lesquels, justement, y font irruption : dans l’ivresse, le vertige, sinon même la panique. Comme si l’auteure avait ouvert une intime boîte de Pandore, et qu’elle se trouvait alors devoir mettre le résultat en œuvre. Selon ses propres mots, tout se passe comme si cette « fille à traumas » (p. 29) avait « [p]long[é] le doigt dans un sens débordant » (p. 37). Et voilà qui induit un mode de lecture particulier : on est porté à prêter à ce texte une attention flottante, cueillant à mesure les mots, les formules, les allusions où l’on croit percevoir l’expression d’une souffrance archaïque, ainsi que l’effort de l’auteure pour y porter remède.
Il y a par conséquent quelque chose comme une visée thérapeutique dans ce livre ; un poème s’intitule d’ailleurs « Thérapie par illumination successive » (p. 21) – et l’on retrouve Rimbaud. Réinsertion d’un refoulé après qu’il a été élargi : on comprend que tel vers fasse état du « Souvenir des peintures murales de Pompéi » (p. 23) – la ville romaine qui fut tardivement exhumée des cendres du Vésuve sous lesquelles elle avait jadis été ensevelie –, et que tel autre un peu plus loin ajoute : « Devoir sucer comme à Pompéi » (p. 24). Le fil conducteur du livre est donc « l’amour » (une dizaine d’occurrences du mot), s’exprimant sur le mode d’une demande insistante chez une qui en a été douloureusement privée (« un manque » [p. 6]), à l’image de ce « Petit Anin » (p. 12), bébé déposé dans une décharge : « Petit Anin veut se réchauffer / De n’importe qui recevoir une parole gentille / Il ne naît que pour cela » (p. 13). Ou plus directement : « Réchauffé cet enfant tremblant / Si vous l’enlacez elle ne pleurera plus » (p. 48). Il y a ainsi, d’un côté, « Des désirs à revendre » (p. 9), tandis que, de l’autre, « la forme de l’enfant est très triste » (ibid.).
Car, à l’horizon de la satisfaction du désir, « [c]hose pure et perverse » (p. 9), rôde une figure inquiétante, voire terrifiante, de l’autre sexe : de l’homme, du père (« Et mon père ? » [p. 42]). « Le visage des hommes en colère est haïssable / On s’énerve toujours contre mwa / La voix des hommes en colère est effrayante » (p. 45), sans doute parce qu’elle a eu jadis « [l]’intuition de ce qui est suspendu entre les cuisses » (p. 18). Curieusement, c’est l’écrivain Pierre Louÿs (1870-1925), l’auteur des Chansons de Bilitis (p. 20), qui emblématise cette image accablante d’un père à la « dépravation encore jamais atteinte » (ibid.) : « Composition parfaitement névrosée en grand professeur / En cinquante-quatre ans de vie deux mille cinq cents relations féminines / L’éclat d’enfants qui continuent de naître après sa mort / Décède au milieu de quatre-cent-vingt kilos de manuscrits inédits, de morphine, de cocaïne, de vin, de champagne, de tabac, de dettes et de créances » (p. 19).
Aussi bien la représentation de « l’acte charnel » (p. 48) est-elle tributaire de cet effroi originel. La sphère de la sexualité est durablement atteinte par le soupçon : « […] inquiétude et bas-ventre bougent / Ensemble » (p. 18). « Étymologie de convulsif est con-vulve / Et regard de gens indispensable / Chatte de 155 centimètres / 180 centimètres en son cœur / Je te connais déjà vierge aussi / Et maintenant pour de vrai tu fais quoi ? » (p. 25). L’autre orifice semble prendre le pas, comme pour tourner la difficulté : « Plutôt parler d’anus ! » (p. 36 ; voir aussi p. 13). L’écriture est évidemment le lieu, et l’agent, d’une possible guérision : « Confession agréable au derrière » (p. 24) ; « Retirer un stylo du derrière » (p. 36). Guérison d’une culpabilité lancinante (« Mauvaise fille, érotique et négligée […] » [p. 10]), la victime endossant, comme il arrive, le poids de la faute qu’elle a subie : « Impression de se faire blâmer violemment mais / Avant tout l’envie de demander pardon » (p. 53). Aussi bien « […] la proie veut rencontrer le préda / Teur » (p. 29). Du reste, cette mauvaise conscience continue d’agir, dépréciant l’antidote : « Poésie : travail d’enfant gâtée » (p. 17).
Ces vers seraient donc, au bout du compte, « érolyriques » (p. 8), puisqu’ils sont « de la douleur […] mise en poème » (ibid.), douleur liée à une expérience traumatique de l’éros. L’auteure le dit très bien : « […] j’étais une femme de trottoir mais j’avais besoin de mots aussi » (p. 48). La poésie, cette poésie, vise à donner forme, dans un langage – celui, précisément, de Temps-sable –, à ce chaos d’affects, et il faudra commencer, bien sûr, par « briser ce bel ego » (p. 15) empêtré dans l’imaginaire, où tout se trouve figé comme en un cliché. À mesure qu’elle s’invente, elle se définit, en tâtonnant : « logorrhée = diarrhée » (p. 13). Tant il est vrai qu’il faut qu’elle soit à la (dé)mesure de son objet, cul par-dessus tête. Et puisque c’est une affaire de « chatte », le mot d’ordre sera : « Miauler ce qui est important en ton intérieur » (p. 25). Le poème doit sortir autant que faire se peut de cette « bouche »-là : « […] éternité jambes écartées / Du vagin fait [sic] sortir le texte » (37). C’est dire qu’on donnera « [p]riorité au langage instinctif » (p. 21). De là cet art poétique : « Quelle que soit la manière de les arranger les écritures jouissives / Finissant la tête en bas se purifient étrangement » (p. 19). Un « tête en bas » qui se traduit notamment par cet agrégat de paronymes affirmant, en donnant l’exemple d’une continuité rétablie, la nécessité de faire fusionner dans l’écriture la tête et le corps, le bas : « Cortex-corps-texte-sexe-cortex-corps-texte » (p. 25).
Dans une « Postface », Ren Yashio explique qu’en 2011, « à l’Institut français du Japon à Tokyo », elle a reçu « un prix pour une traduction [qu’elle avait] réalisée d’un court poème du très grand poète contemporain Christian Prigent » (p. 57). La filiation de Temps-sable avec l’œuvre et la manière de Prigent est patente : le corps du poème, le poème traité comme un corps, est l’organisme, élaboré et travaillé à cette fin, où se rejoue et réactive le désir à la faveur d’une pulvérisation (d’un « long, immense et raisonné dérèglement ») de ces « formes convenues » (Flaubert) qui, dans ce monde « devenu complètement pourri » (p. 9), l’aliènent et l’asservissent.