Christian PRIGENT, Chino fait poète par Laurent Fourcaut
Ce livre de poèmes est le cinquième volet des livres de Christian Prigent, né en 1945, dont le protagoniste est son double Chino, petit Breton de Saint-Brieuc : Les Enfances Chino ; Les Amours Chino ; Chino aime le sport ; Chino au jardin, tous publiés chez P.O.L.
Le titre en est d’une gaucherie calculée pour saper toute emphase-enflure, et d’une ironie amère parce que l’auteur n’aura jamais cessé de faire poète, tant en prose qu’en vers. Sept sections : « Chino sur la falaise », « Chino fait poète », « Chino au bocage », « Chino et ses amis », « Chino à la plage », « Chino #sex-addict », « Le testament Chino ».
Ce livre admirable a quelque chose d’un testament. On y retrouve les principales lignes de force d’une œuvre considérable, ses thèmes de prédilection, et bien sûr le travail inlassable de son écriture. L’essentiel est dans la façon dont est traité le rapport problématique de l’homme, être de langage, avec le réel, le « monde muet » (Ponge). Réel qui prend ici le visage de la mer, de la « plage » et du « bocage », et des états sous lesquels s’y appréhende la « matière » : « vase », « fange », « boue », « pourritures », animalcules divers, etc.
Ce rapport au réel, comme toujours chez Prigent, est ambivalent : le poète est contre le réel, tout contre. Forte attirance d’une part pour les matières en transformation, jusqu’à la putréfaction, chez celui qui s’enjoint à lui-même : « ne fais que gésir et dans / les boues les plus / sales m’a / dit le Très-Bas », et ajoute : « dehors pue bon // l’odeur d’eau d’heur d’or où / pue-t-elle mieux qu’aux doux / fumiers déconcertants ? aimées / ordures que ne cessent vos fumées ! ». Mais ce réel-là est aussi radicalement étranger au sens auquel carburent les parlêtres : « dans ces matières l’existence / de sens net n’a comme d’hab ni / plus ni moins que parmi les pitances / au fuel l’ulve en runes pourries ». Il y a un fossé entre qui parle et les autres vivants : « il a sifflé quoi le courlis avec / dans l’herbier son salopant bec / fiché ? — que d’toi, des aigrettes / (etc.), il se fout : / du calme le poète ! » Tel est « l’obscur acrimonieux du monde ».
Davantage, l’univers matériel recèle, pour « l’œufant des affres », une menace de castration, comme dans « 11h50, la possibilité du calmar » : « quel pis ? : qu’à mort corne / expiré des fonds son krââ ! / krââ ! le céphalopode à / 3 cœurs + bec de corne », ce qui donne à la page suivante : « brrr la ventouse ! aïe les suçoirs ! / ô mer amère ! ô cauchemars ! », cette mer qui « gomme / (trop vaste) tout pied d’homme » (pied, symbole phallique). Certes, « le réel » est l’antidote des fantasmes délétères, du « virtuel moche ». Mais, chez Prigent comme chez tout écrivain, le réel du monde ne s’appréhende qu’à travers le filtre de l’inconscient où abondent « les monstres ». D’où la réaction pour se dégager de ce bourbier psychique : « un peu de sens sec : / Zut au magma d’émoi ! »
Même foncière ambivalence dans la représentation de la mère, identifiée à la nature, « la sublimante nature ô mère » : « maudis jamais la terre mère » ; mais « ô-nature-ô- / ta mère te colle à l’intestin ». « Chino lit un poème à maman » rappelle l’hostilité maternelle aux premiers essais littéraires du fils : « élis (tel LOUIs Aragon / Elsa) l’art / reNONce au cochon / abscons ». Et voilà « Chino chez le psy » à s’interroger : « qu’ai-je à mamapapa / fait qui m’traficrotte au trou du / cortex ce clafoutruc de vocabu ? ». Ainsi le petit Œdipe doit-il de tous côtés se dépêtrer de « la matière amoureuse de [lui] », jusqu’à cette imprécation libératrice : « la nique aux pères fulminants ! / les cornes au cul des mamans ! ».
Dans ce livre-testament la mort est très présente, y imprimant une basse continue mélancolique. Tel poème est titré « voilà les morts ». Sous le sable où bronzent « des kilos de culs », « l’Érèbe attend et in Arcadia / goutte l’urine de Charon ». L’homme mûr à l’enfant qu’il fut : « petit homme dès qu’étant né / tu files au néant / le jet du Léthé / troue d’un lait hallu / ciné toi : c’est foutu », d’où cette leçon de finitude : « via la plante on sent qu’l’un / fini alias soi c’est rien / que du serré au <kiki> / par l’infini (∞ : clapotis) ». La mort s’inscrit d’autre façon encore dans le livre. Deux des séquences, « Chino sur la falaise » et « Chino à la plage », sont identiquement construites, les titres des poèmes égrénant les heures, sur le passage graduel de l’aube au crépuscule, qui se lit aussi comme celui de l’enfance à la vieillesse. Quant à la dernière, « Le Testament Chino », elle reprend, en l’élargissant à la dimension de trente poèmes, la liste de « Chino et ses amis ». Dans les deux cas, il y a comme une poignante cérémonie des adieux, même si le ton s’interdit tout pathos de circonstance.
La dimension testamentaire apparaît enfin dans la section « Chino fait poète ». L’auteur y procède au rappel des étapes historiques par lesquelles lui et son écriture seront passés. Par exemple l’été 1968, où l’auteur se libère de « la sclérose en plaquettes » (!) de poètes dont il dit : « les cadavres sont dans leurs bouches / faudra des muses plus farouches // sache que le monde vache / a ranci chez tes pères & mères / des ères avec les grammaires / pour te boucher les tuyaux : crache ! » ; la naissance de la revue TXT en 1969 ; le salutaire meurtre du père André Breton : « mais ce pape à temps au fossé / a chu : ouf ! (il t’aurait bouffé) ».
C’est bien entendu dans l’écriture que cherche à se résoudre l’antagonisme entre réel et symbolique, entre forme et informe. Prigent s’en expliquait dans un extrait de son « Journal récent » : « Un poème a pour tâche de faire forme avec ce qui déforme toute forme. » Tout est fait, dans ces poèmes où dominent vers courts, quatrains et distiques, pour façonner une langue qui s’ajuste au réel, en se déformant à plaisir, déjoue le complaisant écoulement du « robinet poétic » et se resserre à fond sur elle-même pour tenir en respect l’envasement et la mort.
La langue courante est savamment pelotée, avec brio, dédain, tendresse et humour. Par l’emploi de tout un lexique (ridiculement) spécialisé, désignant notamment les sports qui se pratiquent désormais « à la plage »: « (1 christ sur paddle) », « (6 wings / 1 kite) », « focs spis foils ». Plage et « bocage » font que les termes de botanique surabondent : « panicaut », « ulve », « oyats », « mouillères », « limicole », etc. Lexique de la chimie, qui fait que le sel de table devient « NaCl »; de l’anglo-américain tentaculaire : « game over », « after au catering ». Importance surtout des très nombreux néologismes, abâtardissement/appropriation jouissifs du corps des signifiants : « recrachiner », « platies », « claboussent », « sourdinent », etc. Décapants mots-valises : « la therrorie » (théorie + terreur), « pizzidécati style » (pizzicato + décati)… Les mots coupés à la rime sont légion : « ferraille / ment », « a / près », « l’ho / mme », etc., part du feu laissée à la castration. La syntaxe est allègrement subvertie, avec de fréquentes phrases averbales : « le jus d’écrasé (haricot vert ?) / dans ce cul d’anse qu’hume un air / mauvais (bleus de gnons ?) », une des façons de saper le sens rebattu. L’auteur joue à fond sur allitérations et assonances, sur la plasticité matérielle de la langue, pour mieux épouser le devenir visqueux, informe, de la materia/mater en travail : « vus d’en haut le mordoré stocke / du jus d’or mat : hop, une icône ! », etc. S’énoncent alors les éléments d’un art poétique : « mange les mots ils puent / d’avoir trop sué trop su / mais au fond d’eux goûte le son / des fraîches confusions ». Ou ceci : « la beauté n’est qu’une couche / grasse un macéré d’outre / mer / (non l’image : l’énorme / soufflerie l’émoi / le charabia / l’informe) ».
Voilà en somme un concentré de l’art et de la manière de Christian Prigent, et par là, aussi et surtout, ce livre a valeur de testament.
N.D. L.A.
Trop longue pour ce site, cette recension a été allégée de certains développements.