Jean-Pascal DUBOST, Au fait & Au prendre (poèmes journaux) par Laurent Fourcaut
Jean-Pascal Dubost, né en 1963, est l’auteur d’une œuvre substantielle : une quinzaine de livres de poésie et une dizaine de textes en prose, récits, journaux, pamphlet, notes. En 2022, il avait fait paraître chez Isabelle Sauvage, en poète « indocile et rebelle », La Pandémiade, poèmes ayant trait à la crise du covid, dans une langue très particulière, où l’ancien français, qu’il affectionne, était mâtiné des vocables les plus sarcastiquement et satiriquement contemporains. Voici maintenant, relevant d’un état d’esprit voisin, et portant sur la même période, Au fait & Au prendre, « Poèmes journaux & d’actualité d’un nôtre temps » / 14 juin. 2020-13 juin 2021 ». Un poème par jour, pourvu d’un titre qui en indique clairement l’objet, par exemple « 25 juillet 2020 : Quand Gérard Darmanin est accusé de viol » ou « 17 janvier 2021 : Biden et Trump. C’est bien d’actualité qu’il est question. Après une série d’épigraphes qui vont de Rutebeuf à Jean Cayrol, « L’avertissement » invite le lecteur à « ne pas lire dans l’ordre ce qui s’ensuit », mais plutôt à se promener « d’une date à l’autre ». Après quoi « L’argument » donne la recette du livre : « Un fait d’actualité par jour » dans lequel l’auteur a glissé « un ou des vers du pa / trimoine historique ou contemporain / médiéval grand rhétoriqueur renaissant / classique moderne on verra bien / en palimpseste » (ainsi, dans « L’avertissement » même, le dernier vers, « c’est icy un livre de bonne foy lecteur » est emprunté aux Essais de Montaigne, comme : aussi les mots « qu’il aille plutôt en gambadant puis aussi / en sautillant » renvoient au fameux style « à sauts et à gambades » de leur auteur), chaque poème étant un neuvain (les mètres en sont variables), le tout visant à « agir mine de rien », même si « la poésie contre la / marche d’un monde apoétique ne peut rien » ; et le livre, sans doute en ce qu’il procède des contraintes susdites, est dédié « à Jacques Jouet le bel oulipien ».
Il y a de la prouesse dans cet opus hors du commun qui, jour après jour, sans se lasser, passe tel écho de la pandémie, tel fait divers ou telle nouvelle de ce monde en crise au tamis de la poétique fort originale de l’auteur, d’une constante invention verbale. Le Covid 19 vient bien sûr au premier rang des principaux thèmes qu’abordent tour à tour ces poèmes, avec par exemple ces applaudissements, guère efficaces, aux soignants « pour la mercy de qui en a vrai chié mais ne chancelle » ou ce constat : « Réa hospi clusters ça va à l’hausse ». Il est souvent question des élections présidentielles américaines d’alors, mettant déjà aux prises, dans le cadre de « la démocratie / à la sauce américaine », Trump et Biden, le premier ayant fomenté le coup d’état factieux du 7 janvier 2021. L’auteur a à cœur de défendre la cause des femmes – mais aussi des personnes transgenres –, estimant « bien choisie la date de la sainte Catherine ces / violences infligées aux femmes c’est l’Orange Day / tant sont les femmes par plusieurs gens diffamées » et s’indignant de ce que « Couper coudre et mutiler le sexe des femmes / c’est dans moult pays la culture et la tradition ». Course aux armements, guerres, massacres sont épinglés dans divers coins de la planète. Dénoncé le sort infâme fait aux migrants et aux réfugiés. Climat déréglé, environnement saccagé, déforestation, animaux maltraités, massacrés (« le paradis perdu à jamais l’enfer des animaux est gagné ») – la chasse et son « tuer pour jouir » étant constamment pourfendus – occupent une large place dans ce livre, qui évoque « le planétaire calvaire » et affirme : « or non agir est l’agir des gouvernements / qui convertissent tous la planète en néant ». Dans l’ultime et long poème, les cibles sont récapitulées : « on marche contre les idées d’extrême-droite contre / la LGBTIphobie et la négrophobie contre / le racisme contre le sexisme contre / les violences policières contre [etc.] ».
Jean-Pascal Dubost s’interroge sur ce que peut la poésie contre l’état catastrophique du monde : « sous les gravats ni derrière la fumée il n’y a de poésie / il y a seulement des gens qui ont les yeux hagards / pardi oui comment tenir la rime avec tout ça » (« 5 août 2020 : Double explosion À Beyrouth »). Il n’en écrit pas moins ces poèmes : « Et malgré cet enfer faire vers et malgré déprime rimes ». À l’horreur, au cynisme, au pouvoir délétère de l’argent il oppose son art poétique, tel qu’il l’énonce dans « 13 mars 2021 : Nonuple neuvain d’envoi », qu’il faut bien sûr lire. Dans ses textes, c’est toute la poésie qui monte en ligne, en tant qu’elle est contestation des formes dominantes véhiculées par les médias et les « réseaux » et fait donc profession de remettre la langue en un mouvement qui est celui de la vie même contre tous les fauteurs de mort. Avec les citations annoncées dans « l’Argument », la littérature vient à la rescousse, des grands rhétoriqueurs (« La Vigne »), des baroques comme « Mage de Fiefmelin », à du Bellay, La Fontaine (« ce sont là jeux de princes »), Corneille, Molière, Hugo, Verlaine, Rimbaud, Mallarmé, Alphonse Allais, Proust, Jean Follain (« Tout fait événement pour qui sait frémir », un vers qui donne le la du livre tout entier)… et beaucoup d’autres, certainement. L’évocation des poètes morts durant l’année (Jude Stéfan, Lawrence Ferlinghetti, Philippe Jaccottet, Bernard Noël, etc.) remplit la même fonction. La grande abondance de mots (et de tournures) anciens, venus pour beaucoup du français médiéval : « hersoir », « départance », harelle », « chaloir », « pasquin », « contumélie », « soulacier », etc., dresse une manière de digue contre la pression du jargon des « réseaux », que l’auteur accueille pour mieux s’en moquer : « la vidéo buzze », « smileys émoticônes émojis », « goodies blistérisés », « mèmes ». Car « elle ne mainstreamise mie la poésie ». Ou contre un anglais envahissant : « l’Over Shootday », « greenwashing », « badtalking », « flightshaming » : « quand la langue franceze est englesquée ça donne ça ». On se régale des néologismes caustiques : « Ouiquenne », « « solutionnologues », « toplesseuses », « on le délove », etc. Et des mots-valises savoureux : « agriculturie » (agriculture + tuerie), « « bacrire » (Jean-Pierre Bacri + rire), « foiramineuse » (foireuse + faramineuse)… Le signifiant, en pleine effervescence, est à la fête, avec les allitérations proliférantes : « d’aller d’aventure dans du dur déni dare-dare », et les réjouissantes paronomases : « qu’on hogne frogne grogne ou grumelle chapeau pointu », « le forfant forfit forcément reforfera fi ». Les rimes – certaines sur mots coupés – participent en plein de ces multiples pieds de nez que la langue fait ici à tous les conformismes. On signalera en particulier ces nombreux poèmes où une rime unique se répète tout du long – à l’exception parfois du dernier vers : « Rentrée en démerdentiel / travail en présentiel / enseignement en distanciel / présence en absenciel / rue en masquentiel / amour en visio-conférenciel / pression en managerentiel / pandémie en schizenciel / vie en absence de ciel » (« 18 septembre 2020 : Ces nouveaux mots »).
Un vers de ce livre insurgé et roboratif résume très bien le rôle qu’entend jouer l’art de Jean-Pascal Dubost : « car un fouet d’orties de la pensée doit être l’écriture ».