Dominique Fourcade, flirt avec elle par Laurent Fourcaut
Après vous m’avez fait chercher (P.O.L, 2021) et Lettre à Eva (Chandeigne, 2022), Dominique Fourcade fait paraître flirt avec elle, livre à propos duquel il déclare (sur le site de l’éditeur) : « Après la réalisation et la parution de vous m’avez fait chercher (2021), je pensais faire une longue pause, peut-être même ne plus jamais écrire de livre. Cependant, lorsque j’ai appris la nouvelle de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, quasi instantanément, et comme irrésistiblement, j’ai commencé d’improviser flirt avec elle, il me semblait que je devais transcrire au jour le jour l’horreur que cette guerre m’inspirait, pour repousser les limites de mon écriture. » Il est composé de quinze séquences qui démultiplient le « flirt avec elle » initial (plus un « flirt avec trois photographies »). Le « elle » a d’abord désigné une enthousiaste « lectrice inconnue » (p. 9) du précédent livre, puis la mort que « la tragédie de l’Ukraine » (p. 120) a scandaleusement multipliée, dans une Europe dont l’auteur pensait qu’elle n’en connaîtrait plus de semblable. Mais le « flirt » est resté et le rapport tant à cette « guerre répugnante » qu’à la mort s’en est trouvé érotisé : « […] la fille avec laquelle je flirtais dans la cabine du semi-remorque était la mort » (p. 75) ; « […] l’érotisme qui rôde, pas résistible, ultra-complexe, intensément là, indispensable sous le feu ennemi. » (p. 103) Il s’agit « de ne pas laisser se perdre la charge érotique de la tragédie » (p. 69). Car la façon dont le poète entend prendre sa part de la résistance à l’agression russe et partager le sort des Ukrainiens en s’efforçant d’« être là-bas » (p. 13), « au front » (p. 103), consiste à faire fusionner cette guerre avec le monde créé par « l’écriture » (p. 31, 45 et passim). Et ce, selon deux mouvements symétriques et complémentaires. La guerre est l’objet d’une sorte de transsubstantiation : « je n’ai jamais mieux entendu qu’en Ukraine les rafales contre le poème (qui passent je dois dire très près), ni mieux compris que seul un travail de langue déjoue les embuscades qu’ils [« ceux d’en face »] tendent » (p. 53). Tandis que le poème est régulièrement assimilé au champ de bataille : « du fait de la pleine lune on ne peut se déplacer dans le poème sans être immédiatement repéré. » (p. 31) ; « ce que voyant l’écriture et moi décidons ceci : nous nous regroupons au cœur du murmure et fonctionnons tant que son artillerie nous protège. » (p. 48)
Or si la relation à la mort est dotée d’une telle charge érotique, c’est que pour Dominique Fourcade elle est émancipation radicale du moi, accession pleine et entière à cet impersonnel dont la pratique de l’écriture est pour lui comme la propédeutique (« je suis doublement étreint, par ce que j’écris et par la façon dont je l’écris, ni l’un ni l’autre ne semble dépendre de moi […] » [p. 73]). Tel est le destin de cet « être-pour-la-mort » (p. 41, un concept clé de Être et Temps de Heidegger) qu’est l’être humain, lequel entre donc en mourant dans la vie anonyme : « au moins, chacun de mes livres m’aura sorti temporairement du coma, me permettant à chaque fois de revenir à la vie. de découvrir secrètement et pour moi seul l’identité de ce moi, ou de cette absence de moi, qui en moi écrit des livres. » (p. 41) Écriture dont il pourrait dire que, « comme toute grande expérience celle-ci sera impersonnelle » (p. 99). Ainsi n’est-on pas étonné de lire : « je t’aime chanson provocation / tu me permets de frôler la mort / suprême enchantement » (p. 105).
Il y a en outre, pour Dominique Fourcade qui déclarait : « Nous les poètes, les meilleurs d’entre nous tout au moins, nous sommes des femmes*. », un lien essentiel entre le féminin et cette réversibilité de la vie et de la mort. La sale guerre de Poutine, à l’inverse, inflige une mort fermée : « […] c’est précisément ce que les Russes recherchent, nous saturer de mort » (p. 47). Résultat : « l’infréquentable de cette guerre, le féminin / qui se dérobe, pourtant si proche, là, à bout portant, dans fae / le féminin inatteignable parce que incompatible avec cette guerre » (p. 102). Il s’agit justement d’y réintroduire du féminin, c’est-à-dire, si l’on veut, une puissance de vie tous azimuts entée sur l’éros. C’est ainsi que le « je » s’adresse périodiquement à un « tu » féminin peu défini mais dont la présence en ces circonstances est décisive : « je passe les mains les yeux bandés sur les broderies de ton corps que j’apprends en braille […] » (p. 73) ; ou : « ton cul soudain écrasé sur mon visage ici en Ukraine » (p. 89). Et il a une relation bouleversante avec « une soldate russe » qu’il a « fait prisonnière » (p. 92).
Or c’est par le travail sur les formes, jusqu’à atteindre « la plénitude de la forme » (p. 43), que l’écriture parviendra à brancher le poème sur le féminin (« je suis au contact de l’immensité du féminin rien de moins, aimantation irrésistible, c’est à chaque fois la première fois. grâce à l’écriture, je comprends que quelque chose que je ne puis appeler que l’autre monde commence ici maintenant […] » [p. 136-137]), qui a alors foncièrement à voir avec l’ensemble des rapports mouvants au sein d’un collectif lui-même en proie à un essentiel mouvement, ce qui constitue ce que l’écrivain appelle un « système » (p. 114), dont un vol d’étourneaux, où les individus participent solidairement au dynamisme homogène du groupe, semble constituer pour l’auteur le meilleur exemple : « ce qui est fabuleux, dans l’espèce étourneau comme dans l’espèce mot, c’est le constant passage du vol individuel au vol collectif, et la beauté supérieure de la performance collective. » (p. 36) À l’inverse, l’effet pervers de la guerre faite à l’Ukraine est que « au ciel, par manque d’air, les étourneaux ne murmurent plus, tout est anxieusement fixe / murmuration suicidaire des étourneaux du Donbass » (p. 47).
Plus que jamais, les inventeurs de formes chers à l’auteur sont abondamment convoqués, afin qu’ils collaborent au mouvement général porteur de vie et l’aident du même coup à se maintenir « au front » : « […] j’aime la sculpture comme j’aime l’écriture, et plus je suis ému par la grande poésie qui m’a formé, plus je tente de m’expliquer cette émotion, et plus je me sens proche de la guerre en Ukraine » (p. 109-110). Écrivains, poètes, musiciens, peintres et sculpteurs, danseurs et chorégraphes, plus de soixante, de Dante à Proust et Kafka, de Rilke à George Oppen, de Bach et Beethoven à Chostakovitch et Billie Holiday, de Donatello à Maillol et Matisse, avec « George [Balanchine], Merce [Cunningham] et Pina [Bausch] » (p. 119), sont mentionnés, cités, incomparablement commentés, qui à leur tour entrent dans la bataille, tant celle des formes que celle de l’Ukraine : « “femmes de Maillol toutes ukrainiennes” » (p. 40).
Se confrontant à ces artistes novateurs, l’écrivain ne cesse, au fil de son texte, de s’interroger sur sa propre écriture, les conditions auxquelles elle peut espérer faire corps avec l’événement, ainsi que sur le genre que met en œuvre ce flirt avec elle si singulier : patchwork, agrégat, opéra, et même musique ou danse… Dans quelle mesure, en particulier, se demande-t-il à plusieurs reprises, ce livre ressortit-il au roman ? « j’essaye de comprendre ce que j’ai fait, de la littérature à coup sûr, mais quel genre. peut-être transgenre. Ça tient du script d’un film, un scénario timide, mais y prétendre est une insulte au cinéma. sans doute est-ce bien un montage […] » (ibid.). Il faut absolument lire la suite de ce développement dans le dernier « flirt avec elle », le 15, où Dominique Fourcade se livre, avec une humilité poignante, à un bilan du texte qui s’achève.
C’est à nous, ses lecteurs de toujours, d’affirmer que c’est un très grand texte.
* Dominique Fourcade, Outrance utterance et autres élégies, Paris, P.O.L, p. 9.