Bain d'arrêt par Alexiane Trapp
La lumière rouge grésille, elle se penche au-dessus du premier bain, l’odeur chimique emplit la pièce. Elle allume l’agrandisseur – le négatif est projeté – grande ouverture – huit secondes d’éclairage – le papier trempe maintenant dans le révélateur. Elle fait tanguer le bac en plastique rouge pour remuer le liquide. Les contrastes se dévoilent, l’image apparaît. Elle la sort précautionneusement avec une pince et la dépose dans le bain d’arrêt.
Dans le paysage rocailleux et brumeux, les sujets de la photographie ne posent pas pour ma mère, ils pointent du doigt quelque chose hors-champ.
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Mon œil droit dans le viseur, je la prends en photo. Dans le cadre je vois ma mère devenir sédentaire, statique et résister au temps. Je fais semblant de ne plus bouger comme elle, pour étirer les secondes, comme les pierres silencieuses, comme les arbres qui meurent debout.
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Ma mère est au centre de la photo. Elle n’apparaissait jamais et enfin je la vois, c’était bien avant ma naissance. Un chapeau sur la tête et des bâtons de randonnée au bout des bras, prête à partir, un pull bleu turquoise sur les épaules, elle regarde l’objectif. Mes grands-parents disent que je lui ressemble. Qu’est-ce que ressembler sinon prendre quelque chose à quelqu’un ?
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Je la reconnais sans vraiment la voir. L’image physique que j’ai d’elle est celle d’aujourd’hui. Dès que je ne vois pas ma mère pendant plusieurs mois, ses cheveux gris ont déteint sur les autres et les plis de sa peau se froissent. Les pattes d’oie s’étirent et les rides du lion se creusent, les animaux se mélangent à la vieillesse sur son visage. Les cheveux blancs parsèment son crâne. Je les remarque sur le devant, les mèches qui lors du passage de ses mains, s’ébouriffent sur son front. Au début, ils ne la gênaient pas, puis un hiver, elle a remarqué que son teint se fondait avec la couleur du temps qui passe. Sans gants, je lui applique mèche par mèche le henné indigo mélangé à l’eau tiède. Ongles et mains tachés, je camoufle délicatement les années. Le bleu pigmente ma peau et marque la date de la pose sous mes cuticules. Je pense à elle tous les jours jusqu’à ce que la couleur de mes doigts retrouve sa normalité. Ma mère est contente du résultat, elle va apprendre à le faire seule, une fois par mois, elle sait que la coloration naturelle lui laisse la possibilité d’arrêter quand elle le souhaite. Elle va chez le coiffeur maintenant. Un jour, c’est une couleur inconnue qui a été appliquée sur ses longueurs, elle ne l’a pas remarqué. Ses cheveux noir corbeau sont devenus bruns presque châtains, je ne la reconnais pas.
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Je ne voulais pas t’inquiéter, donc je ne t’ai rien dit, avoue ma mère. Il n’y a presque pas de bruit. Seulement le grondement de la nationale qui passe à quelques mètres de sa maison et parfois quelques battements d’aile d’un pigeon égaré. Le manque de mouvements autour est engourdissant. Dans ma famille, il n’y a pas de musique en fond, les repas sont muets, personne ne sait articuler les mots, tout le monde se tait. Je ne voulais pas que tu te fasses du souci alors que ce n’était peut-être rien. Mais ce peut-être rien est resté coincé dans son sein, elle l’a gardé pendant plusieurs mois bloqué en travers de sa gorge, elle n’a rien dit. Je m’inquiète en retard de ce qu’elle a porté toute seule.
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Il y a des poissons qui ne s’arrêtent jamais, ils sont obligés de nager pour pouvoir respirer. D’autres animaux ne s’allongent pas même pour se reposer, c’est leur instinct de survie, prêts à fuir rapidement ils dorment debout.
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Il y a quelques années, on a essayé de trouver les vêtements dans notre penderie qui ressemblaient le plus aux anciens. Le tapis est délavé aujourd’hui, il a perdu les couleurs des motifs. Ma mère a retrouvé son pull en laine beige à col roulé mais il a eu trop chaud dans la machine, il lui arrive au-dessus du nombril. La mise en scène reste la même mais je fais la taille de ma mère maintenant, ses bras ne sont pas assez grands pour m’accueillir, je l’écrase, elle imite le sourire d’avant mais la joie des premières photos a disparu. Le présent prend plus de place, l’arbre a grandi, moi aussi, tout semble démesuré, je ne rentre plus dans le cadre.
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Ma mère a dressé une liste des morts tragiques des insectes, le pire pour elle, ce sont les papillons de nuit qui prennent feu. Le soir, les fenêtres toujours grandes ouvertes, elle allume toutes les lumières. Sans elles, elle se sent désorientée dans sa propre maison, certains insectes grillent sur les ampoules halogènes avant de passer leur première nuit. Leurs ailes s’embrasent d’un coup, elle éteint tout, essaie de les sauver mais l’odeur dégagée par la fumée qui emplit la pièce annonce la fin, ses doigts brûlent, la cendre des ailes imprègne la pulpe, elle éteint toutes les lumières trop tard. Dans le noir, elle joue avec la pierre de quartz rose que je lui ai offerte pour soulager les lésions causées par le feu, ça la rassure, elle n’a pas d’autre choix qu’apprendre à vivre dans l’obscurité.