Joseph Ceravolo, LE PRINTEMPS DANS CE MONDE DE PAUVRES CABOTS par Vianney Lacombe
Le printemps dans ce monde de pauvres cabots de Joseph Ceravolo (1934-1988) a connu un grand succès lors de sa parution aux Etats-Unis en 1968. J. Ceravolo fait partie de la 2ème génération des écrivains de la région de New-York, mais il menait une vie retirée avec sa famille et exerçait le métier d’ingénieur. Décédé à l’âge de 53 ans d’un cancer, son œuvre poétique a été rassemblée en 2013 sous le titre de selected poems et a permis de donner un nouvel écho à son travail. Chaque poème de Ceravolo est le moyen de rester éveillé, de montrer l’étonnement qui le saisit devant la nature changeante du monde : l’abeille s’approche de moi./Elle est comme un objet volant.(p. 89) et il nous montre que le canard dans les remous reste presque/au même endroit /tandis que l’eau au-dessous de lui/s’éloigne comme un fleuve.
P. 10, dans Crépuscule : une petite phalène vêtue de /rose rosacé, les ailes bordées de jaune. Voici
une phalène tigre, en voici une autre et une autre une autre
et c’est justement cette dernière qui s’imprime dans notre mémoire, éloignée de ses sœurs à l’extrémité du poème.
Et lorsqu’en automne
Il y a des feuilles brunes
à terre
mais je n’en vois pas une
dans les arbres pleins. (p. 87)
L’arbre se remplit de cette absence de feuilles qui solidifie sa présence, et lorsque le poète retourne dans sa chambre à la fin du poème, il traduit ce mouvement en élargissant la proximité des mots avec lesquels il peut nous dire qu’il est revenu
…..de tout ça
…….avec toi
Tout près de celle qui tend les bras……..( p. 89)
Dans son poème Brise fraîche Joseph Ceravolo ne parle pas directement de l’enfance, mais de la sensation de défaite qui saisit celui qui a trop grandi sur la plage où il se tient avec ses propres enfants sur le verre mouillé du sable, où ils sont encore au chaud, puisque pour eux, la défaite n’a pas encore eu lieu .
Mais où est la défaite ?
Je lève les yeux
Le soleil est
sur le verre mouillé. La plage
où j’aime est fraîche maintenant.
Les enfants sont encore au chaud. (p. 19)
C’est la sensation de cette défaite, de ce désastre qui bouscule les mots et les éparpille dans la page
Quand tu me
rends triste et
que je vais fumer et
jusqu’à mes poumons iglous
dans la morve du moi
dans ces moments de douleur où je veux te
toucher mais je ne peux pas (p. 46)
Le lac vert est éveillé (p. 79) décrit avec précision des images du passé de J.Ceravolo, mais il ne cherche pas à les situer, il montre seulement l’évidence de ces visions qu’il n’a pas revues depuis les années de sa petite enfance, le chien qui s’approche, l’homme noir qui lustre le toit d’une voiture, le landau surmonté d’un filet, il nous les montre telles qu’elles lui apparaissent maintenant, figées dans la résine du passé de son moi oublié, et les gens, les lieux, les animaux sont isolés dans une semi éternité qui disparaîtra avec lui.
Homme marchant avec les
épaules voûtées et des touffes
de duvet blanc derrière
la tête ! ou êtes vous né
Dans le poème Le vent souffle vers l’ouest (p. 13) le petit garçon est un petit garçon différent de tous les autres, puisqu’il n’arrive pas à se décider à suivre ses camarades pour aller nager, et cette hésitation continue de poursuivre le poète dont la solitude extrême l’empêche de se joindre aux autres :
cette solitude puis-je y échapper
J’y vais tout juste
Y entre tout juste
Dans Le phare, J. Ceravolo ne dispose que du blanc de la page pour faire entrer la vue dans ses mots, alors il éclabousse de lumière le poème pour qu’il continue d’éclairer l’espace de la page avec des Flash…Flash…Flash…Flash…qui montrent
Toi couché dans un lit
Et nous dans l’autre
Devant …Flash…
………………………..Flash (p. 12)
La traduction de Martin Richet suit pas à pas le chemin parcouru par J. Ceravolo dans ses poèmes, ce qui est périlleux, car il faut saisir l’instant et l’inflexion nécessaire où le texte vacille et bascule hors de sa propre sécurité pour nous entraîner dans cet endroit fragile où le poète est le grand éclaireur de son moi et du nôtre dont il dissipe l’inconnaissance avec une autre histoire, dans d’autres lieux, qui la font apparaître comme la traduction de la nôtre par un grand poète.