Un poète d’Ukraine de Pavlo Grigorievitch Tytchina par François Huglo
Traduit de l’ukrainien en russe par Sergueï Zavialov et du russe en français par Yvan Mignot
Pour l’ultime recueil de sa collection « La Motesta », Fidel Anthelme X a choisi le poète ukrainien Griegorievitch Tytchina (1891-1967) dont l’actualité peut être figurée par la juxtaposition, sur les pages intérieures de la couverture, d’un tas de crânes survolé par des corbeaux et du début de l’hymne grégorien Lucis Creator optime. Le déchirement entre déshumanisation du monde provoquée par la guerre (ou la provoquant) et vie spirituelle est sensible dans un recueil publié en 1920, pendant la guerre civile, par un poète qui, tout jeune, avait chanté dans les chœurs religieux puis, séminariste, appris le vieux slave, le grec ancien, l’allemand, le français et le latin. Plus tard, à Kharkov, il étudiera l’arménien, le géorgien et le turc, et maîtrisera plus d’une vingtaine de langues. De plus en plus « soviétique » depuis les années vingt, Tytchina deviendra Commissaire du peuple à l’éducation de la République d’Ukraine de 1943 à 1948, et de 1953 à 1959 Président su Soviet Suprême, c’est-à-dire Président de l’Ukraine. Stalinien consentant ? Résigné ? Contraint ? Le recueil de 1920 ne permet pas de répondre, mais de questionner.
Un poète d’Ukraine est dédié à Grigorii Savitch Skovoroda (1722-1724, près de Kharkov), philosophe errant dont la tombe porte l’inscription : « Le monde a essayé de m’attraper, mais il n’a pas réussi ». Une note cite Khlebnikov qui le qualifie de « Socrate ukrainien », voire de Kant ukrainien, car « l’impératif catégorique de Kant rappelle fortement le démon de Socrate qui soufflait les bonnes décisions. Kant est né en 1724. On comprend maintenant l’origine de l’épi presque simultané de Kant et de Skovoroda à l’Orient germano-slave ». Pour Vladimir Ern (1882-1917), qui a étudié la place du discours européen dans la construction de la conscience philosophique russe, il ne s’agit pas d’une simple influence ou d’un modèle d’imitation mais, écrira Oleg Marchenko, d’une « rencontre, à l’époque pétrovienne, de deux formes d’expérience spirituelle, l’une de tradition protestante et l’autre de tradition orthodoxe ». Cette rencontre des christianismes occidental et oriental trouvera des prolongements dans un messianisme communiste. Tytchina écrit : « on peut bien se référer aux prolos : le précurseur le cède au Messie ».
Pour saint Augustin, la musique enseigne à l’âme le recueillement en son intérieur, elle est « un espace de résonnance au sein duquel la créature fait l’expérience du Dieu présent au plus intime d’elle-même » (Jacques Darriulat, Introduction à la philosophie esthétique). Tytchina écrit : « Sans musique aucune arme / ne permettra de construire le socialisme », et « les créateurs de révolutions sont en grande partie des lyriques. / la révolution est un lyrisme tragique. / (…) / l’homme / qui ne sait pas chanter, on se mettra à le regarder / comme un contre-révolutionnaire ». Le « seul ennemi » est « notre cœur ». Mais face à un enfant qui quémande du pain près d’un ordre de mobilisation arraché par le vent et « jeté dans une flaque », il s’écrie : « Qui m’expliquera qu’est-ce que c’est que la contre-révolution ? ». Et quand « ils confisquent le blé, le charbon », et narguent « comme s’ils étaient bourrés », il note : « ciel clair, mais ça goutte des toits ». La révolution, ce jour qui pointe, tarde à chauffer la terre de ses rayons, à sécher les larmes.
Révolution : Résurrection ? Cruellement retournée, comme en un cauchemar : « Habille-toi, on va te fusiller », criait quelqu’un après avoir frappé la porte. « Alors j’ai compris —Pâques était là ». Mais « l’hymne véritable » reste « Christ est ressuscité ! ». La résurrection est promise aux martyrs : « Ne vous désolez pas, celui-là ne mourra pas, / Qui meurt pour l’Ukraine ! ». Quand « la fiancée s’avance » les portes s’ouvrent sur une pluie de sang. À ceux qui implorent l’orage de verser « une averse azurée », il répond par du sang « dans les champs, dans les prés ». Quand à la terre ils demandent « un tintement de folie », c’est « la mort » qui « fait tinter sa faux ». Le sang abreuvant les sillons, « ne serait-ce pas les clés d’or / -qui cognent sous la terre ? ». Sacre anticipé du printemps, promesses de germination : « Et tous pétillent, tel un vin : / Je suis le peuple puissant, / Je suis jeune ! ». La nuit, Dieu « marche sur les labours du ciel », et « les ensemence ». Mais « l’oiseau noir des recoins pourris de l’âme » croasse, « venu du champ de bataille ». Des « pogromes et province » imposent au poète l’idée qu’ « on peut justifier tout par un but élevé —sauf le vide de l’âme ». Pour apprendre aux « maudits ce que se révolter veut dire / dans le jardin on viole la gamine —frêles jambes nues », et on galope plus loin. « Personne pour pleurer ». Le « siècle vingtième » ne serait-il que « mauvaises herbes » ? Dieu, que « tous attendent », est-il « absent » ? Ou « dément » ? Tout « au long des siècles », le corbeau a becqueté « les crucifixions des âmes humaines » Et « le fauve dévore le fauve ». À quoi bon tous ces « sacrifices », exigés par « les grandes idées » ? La question sonne comme du Brassens : « Des idées réclamant le fameux sacrifice / Les sectes de tout poil en offrent des séquelles ». Ou comme du Raymond Aron : L’Opium des intellectuels. Droite ? Gauche ? Tytchina : « Les gens de droite vont en arrière, mais s’efforcent de tenir la tête vers l’avant. / Les gens de gauche courent en avant, mais la tête tournée vers l’arrière ».