Sacré, Dezeuze : dialogue dans l’escalier par François Huglo

Les Parutions

13 févr.
2025

Sacré, Dezeuze : dialogue dans l’escalier par François Huglo

Sacré, Dezeuze : dialogue dans l’escalier

 

 

"Rue de la Croix, à Celleneuve ses escaliers, puis d’autres"
Dessins et collages de Daniel Dezeuze

 

            Irons-nous jusqu’à dire que James Sacré peint, et que Daniel Dezeuze écrit ? James Sacré lit dans ce qu’écrit Dezeuze une critique de ce qu’il peint sur le motif. Car pour Sacré comme pour Ponge, escalier de mots pour l’un, figue de paroles pour l’autre, le motif est le moteur. Un moteur émotif : « plaisir d’écriture » et « de couleur », impression de beauté « donnée sans que rien soit donné », réminiscence quand le « bruit musical » des noms de rues résonne dans le temps, comme trébuche sur les pavés le narrateur proustien. Trouble, regret : ces escaliers, « j’aurais pu ne jamais les remarquer. Et soudain / cette pensée pour tout ce qu’on a probablement manqué / En traversant la vie ». Sacré fait face aux marches, s’en tient modestement à leur « réalité rugueuse » sans prétendre « l’étreindre », à leur utilité présente ou passée. Il assume la modestie des pierres de l’escalier, refuse de s’égarer « en un thème d’écriture plus large / Et vaguement prétentieux ». Les escaliers de Dezeuze ne sont pas vus de face mais de profil, et d’ailleurs ils ne sont pas vus comme on voit des escaliers réels, ne les représentent pas, ne leur répliquent pas : ils tracent. Lancés dans le vide, ces tracés saccadés peinent à former des lignes, avec traînées de couleur qui peinent à former des marches. « Chaque dessin tend à l’idéogramme » et lui résiste : « ce sont des intermédiaires entre le geste et la lettre » (Christian Prigent, à propos de Dezeuze, in La peinture me regarde »). Escaliers escamotés, volés sinon dérobés, envolés ? Ascendants de gauche à droite, ou descendants quand des collages substituent aux traits des surfaces brunes, « petites pièces de bois / Disposées, l’une touchant l’autre / En ligne oblique », précise Sacré, plus ou moins tachées de bleu.

 

            Sacré ne sait plus s’il monte ou descend. Il s’assied sur une marche ou tourne en rond « comme un âne tourne sur l’aire ». Toujours au pied du mur comme une marche face à la suivante. Parfois c’est une échelle qu’on tire derrière soi, on peut alors dormir tranquille « la tête avec les étoiles ». Le poème monte vers sa « chute », le dernier vers. Monte le « désir d’écrire », redescend « là d’où tout est parti : la rue de la Croix à Celleneuve ». Calligramme ? Apollinaire rit, « moqueur », tandis que Sacré poursuit son enquête, multiplie « Des escaliers de mots / Dans l’interminable rue / D’une vie d’écriture ». Seulement de mots. « Je n’ai vu que des mots, me souviens de rien // Et toi lecteur en regardant les miens / Tu ne vois que les tiens ».

 

            Dezeuze répond à Sacré qui répond à Dezeuze : « Les collages qu’a imaginés le peintre, / leur abstraction quand même figurative, / Pour accompagner ces escaliers mis en mots / Je finis par les comprendre comme une critique / Du trop de lyrisme descriptif qu’il y a dans mes poèmes / Ou de leur désir d’une objectivité qui se voudrait vraie ». Finir par comprendre, c’est avoir « l’esprit d’escalier ». Ce titre, à la fin du recueil, décrit bien celui du poète comparable à Diderot qui, emporté par ses émotions, « perd la tête et ne se retrouve qu’au pied de l’escalier » (Paradoxe sur le comédien). Avoir cet esprit, nous dit Sacré, « c’est penser à contre-temps à ce qu’on aurait pu dire, faire preuve de lenteur dans les raisonnements qui peuvent nous venir à propos de n’importe quoi ». Il se demande si cet escalier « prend appui contre le mur du présent » ou « menace de s’écrouler dans les ruines du passé », sans pouvoir dire pourquoi il écrit. « J’écris », c’est comme préférer « la confiture de mirabelle à la gelée de coing ». Pourquoi des pourquoi ? C’est « comme la solitude d’une petite fille qui n’espère pas qu’elle va mourir, mais qu’une longue maladie interroge ».

 

            En cette intransitivité s’accordent Daniel Dezeuze et James Sacré. Même si d’abord « le regard a vu », entraînant recherches et souvenirs, « On ne sait pas trop ce qu’on a écrit, on n’a fait / Qu’écrire autour d’une idée ». Daniel Dezeuze a peut-être, lui aussi, « Commencé / Par cette idée d’escalier ». Par cette idée, peut-être, passe un souvenir. « Rien de si abstrait » dans « le matériau du collage sur papier fort ». Peut-être le dessin, comme le poème, « dessine non seulement l’espace mais aussi le temps », surtout quand « l’espace fait rire » (Julia Kristeva citée par Christian Prigent, op. cit.). Sacré écrit des « séries de poèmes, presque toujours autour d’un mot », c’est donc la rue de la Croix, à Celleneuve, qui fait du Sacré en disposant « toute une série d’escaliers ». N’importe quel mot pour Sacré, n’importe quelle forme pour Dezeuze, est « moteur de série ». Et toute vie série de « jours, jour après jour » : escalier. Jamais monté, jamais descendu : « On est dedans ». Comme le peintre, le poète, ou la concierge, le lecteur est dans l’escalier.

 

 

 

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