[notes fantômes] de Sylvain Jamet par François Huglo

Les Parutions

1 avr.
2025

[notes fantômes] de Sylvain Jamet par François Huglo

[notes fantômes] de Sylvain Jamet

 

 

            Le membre fantôme est celui qui, amputé ou manquant, est toujours perçu comme relié au corps, et souffre encore. À l’inverse, les notes fantômes de Sylvain Jamet s’attachent à des parties du corps qui s’en absentent, en sont sans en être, ou plutôt s’en détachent, comme si le corps en pièces détachées se dispersait, devenait peu à peu fantôme. Présente ailleurs, la partie s’absente du tout, le dépossède par dédoublements successifs, exercices de distanciation. La conscience du corps rend, une à une, les armes au corps inconscient, morcelé, disséminé, qu’il éveille de son vieux rêve d’identité. Comme Hyde prenait des notes pour Jekyll, l’Auteur (qui, nous est-il précisé dès la première page, « n’existe pas ») observe cliniquement l’ « homme en pièces ».

 

            La vision se détache de l’œil. Les os de l’insomniaque s’éclairent, sa peau les recouvre d’un drap. Le sommeil touche le vent, ses angles, ses parois. La voix pousse, comme le squelette et comme les rêves : « architecture compliquée », « concrétion lente », « calcification secrète ». Sans notre intervention, des mots rencontrent des choses ou s’en saisissent « comme d’une proie ». Des « compartiments mal cloisonnés de la mémoire » font, d’un courant d’air, vaciller la flamme de la raison. Une douleur venue d’on ne sait quelle rupture de « digue loin d’ici, il y a longtemps », me submerge comme « la maison d’un autre ». De même, une phrase ignorant d’où elle vient, où elle va, s’étend « sans besoin de personne pour la soutenir ». Dans la maison végétative que nous sommes, le mieux grandit en bien, déploie ses branches, et cette maison est dévastée, cambriolée.

 

            « Choses rêvées » et « choses vues » s’échangent, traversent le même brouillard. « Le réel est superbe, toujours, mais tout le monde s’ennuie et saute des pages ». Tout ce qui arrive est contraint « par le cadre » qui distingue l’intérieur de l’extérieur. Le corps « joue son rôle de corps », et « c’est à peine s’il se (sent) tomber ». Les pierres « voient venir le feu depuis toujours. Tout le passé est innocent », mais les choses mortes « rendent d’avance nos vies inhabitables ». L’aboiement « se détache du chien et se met à courir dans l’air », croisant le ronronnement du moteur resté « loin derrière ». Endormi, le bûcheron répète son geste, mon élan « continue sans moi un instant », comme la vie, sur sa lancée. « Un fleuve divise toute chose », et « aucun pont n’y peut rien », mais « en se hâtant beaucoup », on peut se baigner deux fois dans la même frontière, ou la traverser, déçu de trouver sur l’autre rive le reflet de celle-ci.

 

            Que reste-t-il de l’heure avant l’accident ? Le chauffeur s’est « évanoui dans l’été. Comme l’été ». Est-il plus, ou moins fantôme que Dieu qui se fait homme, prend « le bus pour Nazareth », s’est mis « un visage pour ne pas être reconnu » ? L’incarnation, forme d’incognito. Masque d’un Dieu (sive natura) impersonnel. Comme nous ?

 

            Toiletté, le mort est « un vivant auquel aurait manqué quelque chose », alors que rien ne manque aux morts. « À leur manière », ils « sont parfaits ». Comme l’autrefois : une maison, « un chien aux ongles durs qui m’écorchait les jambes, et que j’aimais », une mère toujours perdue entre « occasion manquées » et « effets désastreux de l’époque », un père fil tiré « pour en tisser un autre », une maison dessinée qui tient « toute seule, debout », une couleur exacte comme une émotion, une idée, une inquiétude, malgré l’épaisseur de verre ou de glace, et la buée, qu’elle doit traverser. Une distance assez longue à parcourir « pour ne plus rien reconnaître » —ne plus se reconnaître. « Je sais que j’existe » parce que les pies « me voient ». Mais « je préfèrerais, je crois, ne pas être quelqu’un ».

 

            « Personne, quoi qu’on dise, n’est assez dur pour ce monde ». Sauf peut-être, vus dans un bus, « les yeux d’un enfant de cinq ans. Deux éclats de roche dure, noire, qui fixent une dame à l’arrière ». Ou les ongles du chien aimé. Ou la grâce, plus dure que la glace. « Il y a une façon d’entrer dans le monde. Ce que font les enfants, une fois, puis ils oublient. Et la porte se referme ». Quelle pie a volé la clé ? Un humour détective enquête.

 

 

 

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