Profil ou face ? de Francesca Caruana & Julien Blaine par François Huglo
- Partager sur :
- Partager sur Facebook
- Épingler sur Pinterest

l’origine a contrario
Nous voyons un livre se faire. Nous assistons à son éclosion. Julien Blaine, dont les travaux sur les « sources de l’écrire et du dire » sont synthétisés dans La cinquième feuille, et Francesca Caruana qui, à travers Support/Surface, a développé son « goût pour la gestualité », se donnent rendez-vous sur les sites des Celtes Ligures proches de chez Julien, et partent à la recherche de « la fin de l’origine », ce mot aux multiples synonymes (départ, naissance, base, commencement, genèse), mais sans antonyme. Entre ces deux explorateurs du site de la Roquepertuse et de « l’oppidum de Roquefavour sur les rives de l’Arc », « le dialogue s’établit ». Julien envoie à Francesca quelques photos des sites et de la tête bicéphale de la Roquepertuse, elle répond par un dessin noir exécuté à partir d’un « Bonfils saluvien », en attendant d’autres versions. Chacun des deux interlocuteurs est à la fois poète et plasticien, use d’images et de mots, ceux de Julien imprimés en noir et ceux de Francesca en bleu. C’est même elle qui décrit à la fois le bimot blainien et les pages du livre, de tout livre, autant de portes pivotant sur leur axe, quand elle écrit : « La gémellité, la symétrie opposés, c’est fabuleux puisque le lecteur qui fourre toujours ses yeux partout, se trouve au milieu du livre ouvert, joue tout le temps la place d’Hécate. Figure de gauche, Hécate, figure de droite, Janus. (…) De Janus à Hécate, le dédoublement, le dé-triplement s’est fait en jouant à quatre mains, à deux esprits séparés d’une ligne d’horizon ». Comme les deux faces du biface, les deux mots du bimot !
Pour en finir avec l’origine ? Elle « est partout », reprend Francesca : « En haut, en dessous, à l’infini latéral, à la croisée des croix, à la flèche du temps, au fond absolu de l’infini, du trou noir jusqu’aux pépites de chair. C’est un point en mouvement, à jamais perdu dans la rupture de l’écrit ». Revoyant (relisant), au musée Granet d’Aix-en-Provence, une tête de guerrier tenue par la main de son ennemi, Julien y découvre cette suggestion, correction ou révélation apportée par le temps : « la main caresse le sommet d’une vulve aurignacienne ». Pour Francesca, c’est « la Maltéenne érectile » qui se dresse sous la main, et Janus « devenu lanterne » éclaire « la main du caresseur ». Elle décline quelques dessins « sur les figures de Janus/ Hécate ». Ils relancent Julien à l’aventure : « je les cherchais partout, ces bi/têtes / et je me souviens du Cambodge et de Dada ! ». Il joint des images, « des pyramides, des vestiges des temples grecs, des animaux inuits, des gargouilles médiévales, des masques Batcham », proches de nous bien qu’éloignés dans le temps. Et sa « recherche approximative par le verbe » mène de l’origine au gésir. Francesca : « ainsi va la paréidolie… il nous faudra écrire le corps / Gésir ? Gémir ? Dormir ? ».
Par images et par mots, Blaine précise le parcours de l’origine au gésir : « du bord des lèvres au seuil de l’anus » ou « de la source à l’estuaire ». Mais pour la parole et le dessin, l’origine est la cervelle et le gésir la bouche ou la main. Francesca invite la binarité de Janus à regarder « en son sein » et à découvrir « sa verticalité ». « Janus dans les deux sens s’interprète en Hécate. / Au centre, c’est le trou noir, / celui d’un infini où l’abyme du corps sempiternel s’em-boucle, lieu sans bord d’où la cendre et la sueur forment les lunes en mort ou en croissants ». Sans répit, l’origine « coule, afflue en ronds d’Elle ». Si « Janus surveille de ses deux têtes », le nez d’Hécate « fend l’espace ». Elle « séduira les yeux qui pénètrent les pages. / Ça crée du lien ». Dessins à l’appui, « les faces se multiplient, pas un seul visage » mais un « rire cascadeur ».
D’un côté « L’origine du monde » de Courbet, de l’autre « l’origine du vocabulaire » et « de la parole, des mots » selon Julien Blaine : « le cri ou le murmure ou le souffle de l’agonie ». Et « à la fin commence l’origine, / la balle est dans le trou. Noir ». Relisant les textes de leur livre, Julien se voit « comme un poètartiste immergeant&mergeant », et Francesca (artistepoète ?) « comme une peintresse qui plonge dans un réveil éternel », un « libertariat de vivre », d’où « rien n’émerge, il n’y a queue / des têtes qui dépassent ». Et à deux têtes, à trois, « au bout il y a UN/TOUT // L’inconnu mais pas l’inconnaissable / Le probable sans l’impossible / le futur mais pas l’avenir ».
Pas plus de « rupture avec le livre » (comme dit Michel Murat) chez Julien Blaine et Francesca Caruana que chez Heidsieck et les sonores (cf. Une occasion manquée : acte II par Jean-Pierre Bobillot). Au contraire, c’est bien le livre qui joint ici Janus, dieu romain des portes, à Hécate, déesse grecque des carrefours. Et comme l’écrivait Julien Blaine accompagnant, pour les éditions Collodion, les balcons, photos de Claire Cuenot et Suzanne Poulain, « la porte jadis close va s’ouvrir ». Au fil du livre, page après page, face après face tournant sur leur profil commun, déployant l’autre en éventail et la lecture en aventure.