Front unique de Jérôme Duwa par François Huglo

Les Parutions

18 mars
2025

Front unique de Jérôme Duwa par François Huglo

Front unique de Jérôme Duwa

La traversée du surréalisme de Jean-Jacques Lebel

 

            Surréaliste, mais exclu. Exclu, mais surréaliste. La position de Jean-Jacques Lebel par rapport au mouvement qu’il a connu dès l’enfance, son père Robert Lebel ayant partagé l’exil des surréalistes à New York, est celle d’un électron libre. « Ma critique des groupes surréalistes n’a rien à voir avec l’anti-surréalisme systématique des catholiques agenouillés, des staliniens embaumés ou des gardiens du cimetière qu’est l’Académie ». À la fois dedans et dehors : l’observateur idéal pour Jérôme Duwa, historien du mouvement, qui s’entretient avec lui après une plongée dans les archives de la « revue d’apprentissage » qu’il anima de 1955 à 1960, d’abord sous forme d’affiche. Il a 19 ans quand il fonde Front unique, un an après le déclenchement du conflit colonial en Algérie, 24 ans quand il peint, dans un Grand Tableau Antifasciste Collectif, l’horreur du viol subi par la jeune Algérienne Djamila Boupacha, porteuse d’une bombe qui n’a pas explosé. Ce tableau, qui inclut le Manifeste des 121, Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie, rédigé par Dionys Mascolo, Jean Schuster, et Maurice Blanchot, avec parmi les signataires Alain Jouffroy et Jean-Jacques Lebel, est montré pour la première fois à Milan, lors de l’exposition de l’Anti-Procès 3, manifestation « très innovante car fondée sur l’éthique, et non sur l’esthétique ». L’Anti-Procès était « une réponse à la psycho-rigidité des surréalistes en 1960 ». L’exclusion de Jean-Jacques Lebel fut « orchestrée par Benayoun sur ordre de Breton ». Mais en 1966, Breton protestera contre la censure du happening 120 minutes dédiées au Divin Marquis organisé par Lebel qui, après son décès le 28 avril, lui rendra hommage dans la Quinzaine littéraire par un texte intitulé « Le Grand Transparent ». En 1968, il participe activement au Mouvement du 22 mars et au soulèvement aboutissant à la grève générale.

 

            Le mot d’ordre du Komintern « Front unique » est repris avec humour par un Lebel « tout seul pour faire front », en réinstallant « le désir dans la rue » par des affiches insurrectionnelles évoquant le dazibao et la Commune de Paris, et mobilisant une « pensée visuelle », Pierre Francastel dira « pensée figurative ». Dionys Mascolo se demandera si vraiment « la peinture peut faire quelque chose contre le colonialisme ». Du moins peut-elle « affecter ou mieux enrayer le mode de diffusion des marchandises artistiques ». Breton disait : « Changer le jeu et non pas les pièces du jeu ». Pour Kostas Axelos : introduire « l’élément foudroyant et explosif » en philosophie. Pour Matta, explorer « un espace problématique » hérité de Duchamp. Pour Jouffroy, en appeler au « scepticisme intégral ». Pour Lebel, suggère Duwa, « refaire en l’adaptant le chemin qui a été celui de Dada ». Dans le sillage du Cabaret Voltaire, les Anti-Procès associeront aux lectures le jazz que Lebel écoute et joue depuis ses 13 ans, et citeront Picabia : « La morale est la ruine de l’humanité ». Lebel : « La chiennerie fasciste, comme Staline, a parfaitement compris l’importance de la morale en toute tyrannie ».

 

            Le « Front unique » n’a rien de monolithique. Comme Arendt, les six peintres du Gand Tableau font de la pluralité un « principe fondateur ». À Duwa qui l’interroge sur sa circulation entre des « groupes différents quoique tous d’extrême gauche », Lebel répond : « Je ne supporte pas le "patriotisme de parti" ni la castration clanique », dont « la règle générale » est « la monogamie, la monoandrie, la monomanie et la monotonie », l’enfermement dans une « allégeance de type religieux ». Les « ultra-orthodoxes, c’est-à-dire Breton, Péret and Co », accusaient « quiconque voulait ouvrir le mouvement à des forces vives d’ouvrir des complots fractionnels ». La croyance « dur comme fer » de Péret en la doxa trotskiste, tutelle du « parti révolutionnaire » et de son « bureau politique », n’arrangeait rien. Lebel s’est progressivement détaché de son « appartenance à la secte centralisatrice ». Il oppose à cette « forme de totalitarisme monopolistique d’ailleurs inhérente au monothéisme » le « rhizome » de Deleuze et Guattari. Pour échapper à l’appartenance, « une solution, celle de Rimbaud : "partir sur les routes". En un mot : nomadiser ». Duwa parlera d’une « manière nomade et fluide d’être au monde ».

 

            La « paranoïa de la forteresse assiégée » dont souffrent groupuscules, partis, religions et empires, de Poutine à Trump, s’appuie sur le mimétisme lié au culte de la personnalité. Le mimétisme est l’outil de la servitude volontaire. Jouffroy, Debord, Jaguer « et bien d’autres », ont aspiré à « "être Breton", mais plus et mieux que l’original », de même que Patti Smith a voulu être Dylan au point de « recevoir le prix et chanter à sa place ». Le « double caricatural » témoigne « du fonctionnement machinal de la bureaucratie dont la fonction première » est « de fabriquer des robots ». En Pologne, une foule « agenouillée dans la neige autour de l’église » donnera à Lebel l’ « image frappante de la double aliénation : catholicisme et stalinisme », dont l’antisémitisme est « un autre point commun ». De même qu’ « aujourd’hui, le régime lénino-tsariste de Poutine perpétue la dictature sanglante de l’empire russe, bénie par l’église orthodoxe ».

 

            Pour Lebel, « la croyance de Breton dans l’astrologie —même ludique— pose problème ». Picabia avait lancé l’alerte : « Attention à ne pas glisser dans la religiosité et la bondieuserie », ce « saint-sulpicianisme surréaliste dénoncé à juste titre par Schuster et Hantaï ». Duwa évoque la « vénération quasi mystique » de Breton envers Trotski, jusqu ‘à faire du communisme une opération magique : « Le plus merveilleux agent de substitution d’un monde à un autre » (La Révolution surréaliste n°5, 1925). À l’ « érotisme voilé » d’un Breton « assez puritain », l’artiste praguoise Toyen à ses débuts, Yves Tanguy, Dali, Man Ray, Unica Zürn, Bellmer, « André Masson et bien sûr Pierre Molinier », opposent leur « érotisme dévoilé », et Duchamp son « érotisme sauvage ». Accusé de « promiscuité sexuelle » pour des happenings que Breton n’avait pas vus, Lebel lui a rétorqué : « Il est pénible d’entendre un lion aboyer comme un caniche ».

 

            « Les trois manifestations de l’Anti-Procès de 1960 et 1961 » ont préconisé « une réponse globale, auto-organisée dans le champ social, à la disparition programmée de la subjectivité ». Aujourd’hui, « on trouve aisément les écrits du marquis de Sade en livre de poche, mais presque plus personne ne les lit. Les "réseaux sociaux" ont envahi et uniformisé l’imaginaire. La lecture et l’écriture sont en voie d’abandon et il s’ensuit un effondrement général de la conscience critique. La notion même de subjectivité semble dissoute dans une sorte de subjugation générale ». Dans ce miroir aux alouettes, Lebel et Duwa jettent le pavé rouge d’une doc, écho à l’affirmation de Matta : « La seule issue, notre dernière arme contre les Moraleurs et les tanks, c’est la GRANDE CRISE DE LA CONSCIENCE ». « Front unique » : un écho lointain et nécessaire au Contr’un de La Boétie.

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