Théorie du Grand Rien par Pierlyce Arbaud
Et vvvhouhouhouhouhouhouhou… fait le moteur du bus… vvvhouhouhou… douce musique du 12 sur la route à deux voies… à deux voies fois deux voies… sens unique on y va. Direction centre-ville. Vhouhou… Façon tapis roulant de supermarché… j’me laisse aller… j’me laisse bercer… ça ralentit, ça dépasse, et ça repart… vvvhouhouhou… Ligne droite, ça se resserre, plus qu’une voie, rond-point et revvvhouhouhou et vhrrrrrrhouhouhoum… un bolide qui nous double par la droite… une Suzuk’ qui zigzag dans la ZAC… double tout par la gauche, par la droite… rrrouhouhouhoum… et nous toujours en ligne droite… Comme on glisse sur la glace, nous on zippe dans la ZUP… « Chez McDo c’est cadeau ! » ; « On assure chez Mafmut ! ». Béton, gazon, bitume. À deux minutes Centre commercial de La Grappe d’Or. À trente secondes zone industrielle nord ; « − 20% chez Intersport ». Radar fixe ; feux tricolores. On repart et vvvhouhouhou… on s’endort… Pont du Lac. Tour Solaris. Derrière le Stade, la Patinoire. Arrêt Les Chaumes (le bien nommé quand j’vois c’qui monte ! ). Et ça redémarre. Il se fait tard. Et toutes ces caisses sur le boulevard. Arrêt Maroc. Allées Zivoire… Et vouhouhou et vhouhou… c’est pas très rock… Arrêt Europe (il faut l’savoir ! ça tourne, ça vire, ça stoppe…). Et tous ces gens sur le trottoir ; iPhone 5, iPod touch, HTC, ZTE, et Nokia. Des bobos, des pas clean. 3, 4, 6, 12 : et c’est le buzz à l’arrêt Buzz Aldrin… Les Fortifs. La Mosquée. « Ground Beurot » ; les collèges ; China town. La Passerelle. Cité des Champs. L’Esplanade ; « barre Kinder ». Une tour B, une tour A. 3, 6, 9, 11 : à l’arrêt Gagarine on s’arrête pas. Verre securit. Bombe lacrymo. Petite musique d’un MP3 volume à donf. Béton, bitume, béton. Arrêt Marché aux herbes. « Zop, le top ! » Barre Villon. Barre Franklin. Barre Barbare. Une tour H. Barrette Mokhtar. Et béton et béton… 4, 3, 2, 1… Soubresauts. Broum trougroum… trougroum… groum… des travaux sur la voie, rainures, traînures, traînitrures noir asphalte. Brougrourures… Turbulences dans le bus… rougrurures des parois métalures, des tubulures, des vitrures… Tressautements de l’image-son façon écran tube crrrattthrrrooodique, friture dans le canon à électrons… métralure, turbulure, britrume, brétron… Soubresaut ! Soubressi… sombre si… et si bri- sure ?!… et si zébrure ?!… Une fissure au centre de la place, dans l’épaisseur de l’asphalte. Une lézarde sur la façade de la tour H. Et un grondement, un tressautement grandissant… Et ça gonfle bubon, phlegmon, abcès, ça gonfle taupinière au centre de la place et les lézards copulent, très vite pondulent, pullulent, ça fait fissa, ça fisse, fistule sur la façade de la tour H… Et brouhourhoum… ça gonfle, ça ronfle… ça tremble, ça gromble, ça tronfle… Et pointe la truffe d’la taupe. Et patatrash… et patathroum… Tout s’effondre. Trou qui gronde. Qui s’élargit. Engouffre tout. Les voitures, les scooters. Les tours, les barres, d’un coup. Engouffre trou qui mélange tout. Nuage blanc, fumée sombre. C’est quoi ? C’est qui ? Ça croît. Ça croasse. Ces cris ! Ça croît cratère. Pète le bitume, pète le béton. Retourne la terre. Ça laboure tout. Retour à l’air d’la terre, d’la pierre. Qu’on voyait plus, qu’on sentait plus sous nous. Retour d’la terre tout autour du cratère. D’la terre r’tournée qui tourne, qui monte, qui roule tout autour du cratère. Qui gonfle rivière, torrent de terre, marée recouvrant tout. Du coup alarmes voitures, sirènes, mouvements de foule. Police, pompiers. Du coup très vite hélicoptères. Radios, télés. Des cravatés, le maire et périmètre de sécurité. C’est quoi ? C’est qui ? Ça troue, retourne. Ça croule, éboule. Ça recrache, ça engloutit. Et bientôt, oui, on dirait là-dessous, assez loin, assez bas, dans le fond, très profond, que ça murmure, non, ça parle, et ça dit… et ça dit : « mmmrrrohorrrahammm… rrretrrrohorrrmmm… aharrrtrohomoum… aharmmmortrrrthrourrr… derrrthrourrrhohoummmrrr… ahrm-mmohohoutrouhahoum… houmhenhentttrouhouhuhurrr… ». Et comme ça monte, approche de plus en plus de la surface, du centre du cratère, on entend mieux et on comprend… et on comprend : « … l’atome 7 room qu’à traire en motte… l’hier sunday for mettre en miettes… » Mais quoi comprendre ? Des perches se tendent. Au bout des perches des micros : « Broie le kilopète au 10 embroche la croche… So to kill rote et rat d’X and put la croûte… » Les télés, les radios. Sécurité civile, armée. Les minutes passent en un point de temps. Un hélico, mouvement de foule : c’est le ministre et le Président. Des avions de chasse survolent la zone. Serrages de mains. Conciliabules. C’est quoi ? C’est qui ? Les Arabes ? Les Ricains ? Les Chinois ? Les Martiens ?… ’tout cas c’est sûr, ça fout les boules ! Alors c’est là qu’à un moment oh ! be careful ! parce que là, là, ça rebouge. Il y avait une accalmie et le silence, et ça rebouge. Et alors là tension, et chez les cravatés mouche qui vole, cols qui mouillent. On recule. Mouvement de foule. Ça rehehhhgggrrronhondddrr-ruhummmmuhule… Ça rrrheeemmmuhutttrrrouhouhourrrouhourle… Ça rrrehec-ccrrrouhoulébrouhoule… Et rrrheeeheeepaaahaaatathrouhoum… Nuage blanc, fumée sombre. Qui s’élèvent, qui retombent. Bruhuyamment. Louhourdement. Grrronhondamant. Chhhuintement. En s’affalant. Sourdement. Noirement. Allongeamment. Vague écumeuse sur le sable… fffssschhhhsss… Souvenir d’une mi-septembre… Qui retombe… et là… là, au bout d’la truffe d’la taupe, au sommet du Fuji-Yama, à la place des Twin Towers, sur un fond de ciel inattendûment, surparadoxalement dégagé, immaculément bleu glace : une boule, une sphère, d’un brun métallique, comme sertie de pépites lumineuses et dorées et entourée d’un halo jaune-vert lançant des reflets violets. Immobilité. Silence. Les robocops au taquet. Zoom des cams et des smartphones. Flashs spéciaux, infos en incrustation, direct image et son sur toutes les chaînes de la Terre, YouTube, Dailymotion : la fin du monde en temps réel. Et soudain ! Ppprrrouhouppprrrouhoumhoutrrr… Comme un gros pet. Et en même temps une sirène. C’est quoi bordel ? C’est qui ? C’coup-là, calmos frimos : repli stratégicos. Les badauds, les cravatés, les micros, les télés, les smartphones, les caméscopes, les twitteurs, les YouenTubeurs, les robocops, les pompiers, la police, l’armée… Ce qui peut-être ne servira à rien, parce qu’on vient de l’apprendre sur une autre chaîne : il se passe aussi un truc aux antipodes ! Oui, bientôt peut-être, là-bas, ici, plus personne : badauds, cravatés… Arabes, Ricains, Chinois… YouenTubeurs, YouenTubés… Alors soudain, oui… oui, comme une voix, mais bizarre, caverneuse, rocailleuse, à la fois proche et lointaine, émettant des sons gutturaux au point d’en être aussi granuleuse, grasse, boueuse… et venant de l’intérieur de la boule, de la sphère : on comprend… on comprend : « Nez grain d’ombre, trou d’huile au milieu d’la friture… j’ai faim de morve à l’huître et de mou d’loutre en dôme… But cómo extratraire el yellow del huevo… dans l’ojo del chicken ?… Tournis or bistouri, s(p)lash in the kitchen ! » Un hélico survole le truc, prend des photos, filme la scène, zoome en plongée derrière la boule, sous la sphère, sur le fond du cratère, mais y a plus d’fond, y a plus d’cratère, qu’un large trou, qu’un long tunnel vertical, tout debout, qu’un puits sans fond, et au bout… et au bout… oui : la nuit. Il fait grand jour ici, ça s’est même éclairci, on a un beau ciel bleu et si on se penche un peu, ce qu’on voit là-dedans c’est la nuit, et une belle nuit d’étoiles, et une belle nuit d’étoiles, là, sous nos pieds, avec la Croix du Sud à la place de l’étoile polaire. Et c’est là que l’attention attirée par un sifflement chuintant et continu l’on s’aperçoit qu’au-dessus du trou, du cratère, la boule tourne sur elle-même… que tourne la sphère… Dans sa partie supérieure (dans son hémisphère nord), d’un hublot, qui bizarrement ne suit pas le mouvement de la boule sur elle-même, qui bizarrement reste fixe, une ombre, une forme, droite, immobile, comme l’aiguille d’une boussole bloquée dans la direction du pôle, oui, une ombre, une forme contemple le spectacle…
C’est Oxo, deux ailes repliées en croix sur la poitrine et la bouche en cul de poule…