Une île dans la main par Joseph Fabro

Les Apparitions

Une île dans la main par Joseph Fabro

  • Partager sur Facebook

 

 

Regardez ces vieilles mains, posées à plat sur la table du père, les ongles comme au jour de sa communion, des mains qu’il a gardées propres depuis son enfance, même quand il écrivait, laborieux à son bureau d’école, copiant chaque lettre une à une, sur les pages jaunies de son carnet. Faites-vous un tableau de cet enfant appliqué, infatigable dans son envie de couvrir chaque cahier, en devenir maître par le poids des lignes qu’il y couche, son front se plisse et sa langue pointe entre les dents tant l’effort presse sur ses épaules, ses yeux se plissent pour retenir chaque subtilité de ces lettres qui sont comme ses amies, de minuscules animaux de compagnie nés à l’ombre de ses doigts,

c’est parce qu'elles sont à l’origine de tant de merveilles qu’il chérit ses petites mains blanches, il les lave tendrement avec ce gros savon orange, et pourtant elles vieillissent, ses doigts se creusent de la marque de sa plume, et cette ornière il l’a chérie, comme il chérit le cale à son pouce qui signifie pour lui toute sa dévotions aux lettres et aux mots sur le papier jauni, les douleurs entre ses os, les grincements des articulations, chaque chose qui signifie sa soumission heureuse à la littérature, ses mains qui se joignent à l’église, il est fier de se dire que ce sont les mêmes mains qui tracent les caractères de sa vie dans des in-folio découpés par ses soins ;

            toujours propres, lavées au savons, au savon orange, un gros cube orange sur cette bonne vieille cuvette, celle de son père, il frotte, les yeux vers l’azur étincelant de ses beaux jours, des jours déjà loin, son veston court à la mode des campagnes qui lui va si bien, les manches se trempent dans les eaux savonneuses, chaque jour. Parce que notre bon écolier devenu maître, écrit chaque jour, chaque jour, chaque jour, chaque jour, chaque jour il écrit, couvre des feuillets et des feuillets, l’étendue des jardins de Versailles noircis, la forêt noire passée à l’encre, des mots qu’il aime, des mots qu’il aime des mots qu’il chérit de tout son cœur ce sont la ribambelle infinie de ses amis main dans la main, une ronde, une ronde, une RONDE qui danse sur les pages autour de lui ! La lumière du matin qui tache chaque jour ses mains qui incruste l’encre dans ses paumes,

            chaque jour il trime de bonheur dans la maison de son père. Il est maintenant trop vieux et bientôt nous le porterons sur l’épaule jusqu’à l’oraison, ses mots tremblent, les animaux domestiques des lettres lui deviennent lentement étrangers loin, loin, loin dans la forêt noire ! il écrit encore à la table de son père mais les manuscrits ne sont plus en piles autour de lui, ils dorment sagement enterrés dans les étagères de bois, chaque jour le savon orange, orange et dur qui lave et qui marque la peau de taches, de taches brunes, l’ombre s'allonge sur les champs, fatigue les jeunes pousses, et ses mains à plat sur la table, la table de son père, des mains propres oranges du savon marqué des taches, marquées, marquées des taches qui s’étendent sous les ongles, sur les poignets qui sont la carte du pays où vivent les animaux des lettres, ses mains propres du savon, qui ne bougent plus, plus, plus, oranges elles aussi, et ses lèvres ouvertes sa langue séchée par le soleil ! Les îlots mystérieux de ses mains immobiles et propres vivantes des mots et de ses écritures.