Christophe Esnault, L’impatience à être sauvage par Pierre Gondran dit Remoux

Les Parutions

29 mars
2025

Christophe Esnault, L’impatience à être sauvage par Pierre Gondran dit Remoux

Christophe Esnault, L’impatience à être sauvage

 

 

Le (véritable) présent épais

 

Les couleuvres étaient énormes

Pas loin de deux mètres de long

On était étonnés d’en trouver écrasées
sur la route

L’école avait lieu avant l’école
puisque

 

            À l’école on ne verrait rien
                  de toute la journée

 

Dans ce recueil d’inspiration autobiographique, l’impatience est celle de quitter le temps linéaire qui domine les vies adultes, celles des enfants trop sages, de l’école, du foyer éducatif, des premiers boulots. Quitter le temps linéaire pour vivre le temps intense de la forêt, de la rivière, des expériences de l’enfance et de l’adolescence, par définition sans précédent (le passé) et dans l’inconscience des conséquences (le futur).

 

Courir après un lapin dans un champ

Lui courir après un long moment

& dès qu’il est attrapé

Le laisser tranquille

 

                 Avec sa myxomatose

 

Ce « long moment » de la course après le lapin est un même présent. J’aimerais dénommer ce présent le « présent épais », mais cette expression est très marquée par l’utilisation qu’en a faite Donna Haraway — pourtant, le concept que développe cette dernière est tout à fait hors du temps ; il est une pragmatique des relations, englobant le passé lointain, cette sédimentation dont il faut prendre en compte les affleurements, se souvenir des orogenèses, y compris et surtout celles de tout temps minorées ; il s’agit donc d’un mode responsable d’habiter sa vie adulte, non d’une conception du temps ; rien à voir avec le présent intense, absolument nu de toute histoire, que Christophe Esnault nous donne à penser : tel serait le véritable « présent épais », temps suspendu de l’enfance qui s’expand dans l’avant et l’après jusqu’à les effacer.

On pourrait avoir la tentation de rapprocher son travail de l’esprit haïku, traduction dépouillée de l’instant vécu — après tout, le haïku ne recule pas devant le trivial, jusqu’au scatologique, fréquent chez les grands maîtres — mais, outre que le haïku ne procède que rarement du souvenir nostalgique, il demeure une discontinuité (le ryûkô) excisée du continu, de l’immuable (le fueki). Or, l’immuable, Christophe Esnault n’en a que faire. Des tabous non plus : l’enfant peut être cruel, l’adolescent obsédé. Une sauvagerie partagée avec ses comparses d’alors, fusionnés dans le pronom « on ».

 

Le sandre que l’on vient de pêcher au vif

Dans les remous au pied de la chute d’eau

Pour ne pas le faire souffrir

En le laissant crever hors de l’eau

 

              On l’assomme à coups de poing

 

Ces évocations, une par page, sont conclues par une saillance, un dernier vers en italique, ce pourquoi le souvenir a été marqué dans l’hippocampe, comme on marque la croupe du bœuf au fer rouge. Souvenirs drôles ou sombres, brutalement érotiques… Outrageusement sincères. Ce texte d’une justesse rare s’échappe loin, très loin, des « souvenirs d’enfance » si souvent enrobés de réflexions et de liant rétrospectifs qui tendent à les réduire à de simples uchronies.

 

 

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