Hortense Raynal, Bouche-fumier par Pierre Gondran dit Remoux

Les Parutions

04 avril
2024

Hortense Raynal, Bouche-fumier par Pierre Gondran dit Remoux

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Hortense Raynal, Bouche-fumier

 

La théorie du corps

 

« Bouche-fumier ». Une bouche et du fumier. Ce titre du dernier ouvrage d’Hortense Raynal est une trouvaille puissante. Il n’est pas un simple jeu de langage, un oxymore, un rapprochement incongru, une provoc… « Bouche-fumier » ne nous dit pas seulement que la poésie doit être chaude, humide et malodorante, hérissée de paille souillée. Qu’elle doit salir.

« la poésie c’est salissant. en fait, non. c’est même pas salissant, c’est toi qu’es salissante. c’est toi qui dois être sale et salir les autres quand ils elles veulent pas, quand ils elles veulent rester toutes propres, toucher les mots du bout du nez, du bout de la langue, là. »

Qu’elle doit entrer dans une chaîne trophique où le fumier n’est qu’un des états transitoires du cycle organique de la langue (lue, écoutée, ruminée, digérée, écrite, recrachée, déclamée, partagée…). « Bouche-fumier » c’est cela bien sûr car Hortense Raynal, avant tout, métabolise ce fumier de lettres en mots. Mais c’est aussi sa « théorie du corps » — comme on dit « théorie de l’esprit », c’est-à-dire pas du tout une théorie mais une capacité, celle de comprendre l’état d’esprit des autres dans la théorie de l’esprit et, par analogie, la capacité de sensation selon les modes d’autres corps dans ce qui serait cette théorie du corps. Rien moins qu’une définition du corps en performance poétique. Ce corps étrange de poétesse. Car, quoi !, le fumier n’est pas issu de cet orifice-là, la bouche, mais bien de l’anus des ruminants, et pour faire du fumier il en faut des mètres et des mètres de tube digestif entre leur bouche et leur anus — long tube enroulé, segmenté, anatomiquement différencié, fonctionnellement échelonné, histologiquement organisé… Rapprocher la bouche et le fumier, c’est réaliser un court-circuit radical, une étrange stomie, nier l’organisme organisé, réduire le tube digestif à son essence : l’orifice → ça rentre ou ça sort (ce n’est pas fondamentalement différent) par ici (la bouche ?) ou par là (l’anus ?) ou encore là (un abouchement transitoire ?). « Bouche-fumier » c’est vraiment le corps sans organes. Nullement un corps dépourvu d’organes mais un corps dépourvu d’organisation des organes : ceux-ci (formes pleines ou creuses, replis et villosités, tubes et orifices) naissent d’une fonction transitoire, d’un désir, d’une sensation, se remodèlent, s’éclipsent.

« ah oui, t’as pas de mains juste “deux petits poings serrés”. ils sont passés où tes doigts ? on dirait que t’en as pas. et ton pouce et ton index. pas là. tu défies les lois de l’anatomie, dis donc, c’est quoi cette main    c’est une main de poétesse.    après la poésie t’as plus le même corps. »

Faire jaillir la poésie d’un orifice, qu’on appellera bouche par commodité, c’est la fonction du corps sans organes d’Hortense Raynal en performance. Elle nous le dit : la performance — degré ultime de la forme, selon une étymologie possible, comme le permanganate est le degré ultime d’oxydation du manganèse ? — est pour elle un mode toujours changeant de pratiques et de formes : un jour elle performe « en fente », un autre « à l’horizontal », une autre fois encore « en dard », ça pénètre, ça accueille, ça s’étale, ça se concentre, ça pique, ça caresse…

« tu es le membre et le trou, le trou et le membre. fente qui fendille fort, tranche grand, tranche fort : elle se fait des trachéos à elle-même (…). la chirurgienne de sa propre gorge, de sa propre parole. son poème, une incision. »

La per-formance ce serait faire passer la langue à travers les formes, à travers les néo-organes transitoires que la poétesse fait jaillir dans la conscience aiguë qu’elle a de sa poésie, de son corps et des corps spectateurs.

« regardez son corps il pense poésie, pense, pense, pense poésie si fort, alors, il a pris la forme de la poésie. de sa poésie. parfois déjetée parfois au-delà de l’ordinaire, cette forme. forme masculine animale végétale minérale neutre et fluide. »

Oui, « bouche-fumier » pourrait être l’incroyable manifeste d’une transformance poétique.

 

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