Bronwyn Louw, Trois bonheurs d’un verger en friche par Pierre Gondran dit Remoux
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![Bronwyn Louw, Trois bonheurs d’un verger en friche](/Source/280/bronwyn-louw-trois-bonheurs-d-un-verger-en-friche-1738909069.jpg)
Le lointain prochain
Parmi les poétesses et poètes présents dans le beau numéro 20 de la revue margelles – dont les noirs profonds des photographies procurent un plaisir toujours renouvelé –, Bronwyn Louw propose un texte remarquable. Doctorante à l’EHESS, elle prépare une thèse sous la direction de Marielle Macé et Jean-Marc Besse intitulée « Comment écrire le verger au XXIe siècle ? (Poésies, pensées, pratiques) », travail de recherche-création dont fait partie l’ensemble de dix courts textes en prose poétique publié par margelles et intitulé « Trois bonheurs d’un verger en friche ». L’équilibre entre réflexivité sur la pratique poétique et cette pratique même est tout à fait unique, équilibre qui n’est jamais statique, mais mouvant au gré de l’identité des vivants perçus, des saisons, des stades végétatifs, des relations trophiques qui traversent ce verger, de la lumière qui le baigne :
Le long des champs voisins du verger, de petits bosquets fabriquent une lumière que j’appelle parfois tamisée, parfois lumière de lichen. Il faudrait revenir de nuit pour voir si c’est le soleil dans les branches qui fait cette lumière mutante ou la lueur de ces lichens recouvrant toutes les branches jusqu’aux brindilles d’un vert très pâle, lumineux […].
Tout à la fois lieu et milieu, sujet autonome et objet scruté, tout et fragments, paysage et histoire, étranger et compagnon, le verger en friche de prunelliers et d’aubépines façonne le vécu sensoriel et la pensée à son propos. La poétesse le façonne – si peu – en retour :
Je n’ai pas comme habitude de sacraliser les ronces. Il n’y a pas besoin. Elles se font respecter quand on touche à elles. J’y touche souvent. J’en arrache pour faire des clairières, et je tisse des barrières avec les longues ligneuses épineuses. […] Je ne peux pas le dire assez, comment leur manière de lentement courir au sol, de rapidement couvrir le sol, m’émeut ; comment leur mouvement d’arc […] me coupe le souffle.
Cette pensée à propos et avec le vivant n’est pas univoque mais multiple, selon des modes alternants (anthropologique, botanique, littéraire, émotionnelle…), analogique plus souvent que naturaliste :
Celle-ci [une plante] a comme des poils se caresse au printemps son vert est presque tiède dans la gelée, un vert de bois, un vert ni de feuille ni de mousse, c’est pas pareil – rien n’est pareil – mais ces branches font pousser des bourgeons comme des animaux d’un arrondi allongé. Ces branches avec leurs croissances poilues, dodues, je les caresse elles se caressent agréablement elles sont si douces que ma main guette leur respiration, leur pouls, leur morsure de châton.
Dans la fréquentation au long cours de ce lieu toujours même et toujours changeant s’est établie une approche, juste distance sans cesse réexaminée (de l’engagement tactile à l’évitement neutre) entre la poétesse et la friche, entre ses habitants et la poétesse :
C’est comme si je pêchais à la ligne […]. C’est comme si dire une plante, une fleur, une nuance de vert, était une opération aussi délicate et peu gagnée d’avance que ce jeu d’appât, d’attente, de faim, d’une bestiole qui vient d’elle-même. Si quelqu’une s’approche, si une vie se lance vers moi depuis ce terreau de mémoire fraîche, je ne vais pas dans mon poème la consommer ou l’ériger en trophée. Mon poème est un endroit où elle peut approcher, et avec un peu de chance quelque chose de cette approche va rester proche.
Dans un article paru dans la revue Mosaïque (n° 20, 2023) et intitulé « Entre lichens et poètes : l’émergence d’une sympoétique » (www.peren-revues.fr/mosaique/2429), Bronwyn Louw développe le concept d’« écriture lichen » (dans le sillage du lichen writing de Gillian Osborne) : la symbiose, la contiguïté, les échanges entre l’algue et le champignon constitutifs des si polymorphes lichens métaphorisent et incarnent une « poésie comme expression donnée aux métamorphoses tactiles, migrations de forme en forme provoquées par le contact, le choc, le touché, le touchant, qui traverse la durée des vies partagées ». Ne voulant pas paraphraser inutilement ce beau travail auquel je renvoie le lecteur, je me borne ici, au sujet de cette juste distance, de cette approche mise en évidence par la poétesse, à tenter de tisser un lien avec la pensée de Fernand Deligny. En effet, tout au long de sa pratique auprès de jeunes autistes profonds n’ayant pas acquis le langage verbal – ce qui rendait inopérantes les prises en charge classiques, impuissant le logos –, il a travaillé la dialectique du « lointain prochain », car il fallait trouver terrain commun tout en reconnaissant l’altérité radicale, autrement dit envisager la contiguïté, la coïncidence comme juste (et seule) distance, « présence simultanée et contradictoire des choses ». Deligny théorisera cette contradiction, cette double polarité comme inhérente à l’individu même : il y a « clivure » – néologisme qui veut s’écarter du clivage de la psychopathologie orthodoxe – entre une identité consciente/subjective et une autre aconsciente/asubjective, qui n’est pas pour autant un « avant-le-langage », mais un « toujours-présent-là » en chacun de nous, « soubassement sur lequel vient s’inscrire ce surplus qu’est la subjectivité » (Marlon Miguel, « Symbiose et bi-polarité : pour une pensée de l’impureté », In : Fernand Deligny et la philosophie, P.-F. Moreau et M. Pouteyo, ENS Éditions, 2021). Étonnamment, dans les derniers textes de Deligny, cette clivure est dépassée par l’évocation du lichen, symbole d’un équilibre trouvé dans la coïncidence de deux organismes, mais aussi « impureté » fondamentale faisant richesse. La clivure peut alors être franchie : l’ordre du discours s’éteignant transitoirement, le sensoriel, le toucher, le caresser – le tracer, pour Deligny, qui a fait jaillir du sens dans la cartographie des déplacements et stéréotypies de ses jeunes patients, leurs « lignes d’erre » – l’emportent et, inversement, le discours peut accueillir la sensorialité et la mettre en mots. Dans ce balancement, ces échanges par contiguïté, peut-être retrouve-t-on une parenté avec l’« écriture lichen » ?