Tutu, de Jean-Daniel Botta par Pierre Gondran dit Remoux
ISOTOPIE
L'oreille collée au pavillon de la trompette
Dans le monde rassurant des signes, dans le monde qu’on dit réel, Tutu est un album de Miles Davis (1986). Cela se prononce « toutou » car l’album est dédié à Desmond Tutu. Ça fait sens. C’est très rassurant. Et l’amateur de jazz a en général besoin d’être rassuré. Que la période qu’il admire, que l’instrument qu’il choie, que l’artiste qu’il préfère, que le disque qu’il vénère soient dûment classifiés, répertoriés, balisés dans l’histoire tumultueuse du jazz, l’histoire de la musique afro-américaine en général. Mais Jean-Daniel Botta (qui est un contrebassiste de jazz, c’était pourtant très rassurant) ne dira mot de Miles Davis. Non. Il nous parlera de Chet Baker.
« Un jour j’avais les oreilles bouchées
ma mère prend ma main
et l’approche doucement de sa bouche
elle a retranscrit un solo de Chet Baker
en variant le souffle sur le dos de ma main.
(...)
La vie est belle
c'est à croire que Chet Baker et ma mère
ne se lasseront jamais
de se mettre des pouces dans la bouche »
Il s’agit d’une paraphasie verbale. Un mot attendu est remplacé par un autre. « Miles » remplacé par « Chet ». Plus précisément une paraphasie verbale sémantique puisque le mot de remplacement conserve un rapport de signification avec le mot remplacé : il s’agit de deux trompettistes de jazz.
On titube donc un peu mais on se raccroche au pavillon de la trompette. Lecteur, profite bien de ce « rapport de signification », car c’est un cadeau de l’auteur. Et il n’en fera pas d’autres. La paraphasie, désormais, sera sèche. Là où l’on avait ressenti un vague vertige verbal, c’est dans la stricte apesanteur du langage que nous sommes plongés. On tournoie, oreille interne désemparée, mâchoire ballante… : lexique écartelé, syntaxe affolée, sémantique hachée. Perdu. En larmes sémiotiques.
Peu à peu, nos sens s’aiguisant à ces repères mouvants, flottant entre les mots en gravité zéro, nous réalisons soudain combien figée est la langue et combien les codes linguistiques ancrés en nous sont des amarres qui nous laissent toujours à quai. Et, encore hagards, on suit le capitaine Botta qui — peut-être — sait où il va. Droit vers le large.
Le cnrtl (Centre national de ressources textuelles et lexicales — rassurant) nous éclaire au sujet du lexique : « Ensemble des unités significatives d'une langue, excluant généralement les unités grammaticales (…), envisagé abstraitement comme un des systèmes constitutifs de cette langue. », de la syntaxe : « Ensemble de combinaisons, de relations qui existent effectivement entre les unités linguistiques (…) dans le discours, et qui font que ces unités peuvent constituer un énoncé. » et de la sémantique : « Qui est relatif, appartient à la signification, à la relation entre les signes et leurs référents. »
Les poèmes de Jean-Daniel Botta respectent scrupuleusement ces trois définitions. À la lettre. Unités significatives il y a. Énoncé il y a. Relation entre les signes et leurs référents itou.
Alors ? D’où provient ce sentiment de liberté ? Cette étrangeté radicale, pourtant étonnamment familière, parce que née de notre langue même. Dans quel interstice a-t-il glissé sa barre à mine de plomb pour ouvrir en grand une faille dans le langage ?
Peut-être cette instabilité joyeuse réside-t-elle dans l’effondrement soigneux de ce que l’on nomme isotopie. « La notion d’isotopie désigne la compatibilité entre les sèmes [les sens] des différentes unités liées syntaxiquement. Une isotopie désigne la redondance de traits qui rend cohérente la lecture des textes. » (Joëlle Gardes Tamine. La grammaire, 2018). En chacun de nous il y a un spécialiste de l’isotopie et l’on jongle habilement avec la polysémie devant tout énoncé : « Le pauvre vieux a cassé sa pipe. » « Mon père a cassé sa pipe en la reposant sur le buffet. » Facile. On vit ainsi notre vie dans le monde des signes. Ce mode de fonctionnement linguistique est si fondamental à la compréhension que réussir à le mettre en suspens dans l’écriture relève sans doute du tour de force mental — ou du trouble neurologique patent.
Un surprenant paradoxe émerge alors. Les isotopies et leur polysémie escamotées par l'agencement déroutant des mots, le lien entre signifiant et signifié se trouve comme verrouillé. Réalisant un puissant effet de réel. Dans le poème « Par un pur après-midi l’étendard du corps en cheval » (p. 19), un pauvre cheval s’est pris dans le fil à linge... On lit ainsi : « La tête du cheval est lourde elle pend comme une énorme goutte d’eau./Le cou est le passage du cheval vers sa sueur/du cheval entier en goutte d’eau ». Le mot « cheval » (signifiant) désigne le concept de cheval (signifié) et ce concept est relié à l’animal (le référent). Pas de « cheval-vapeur », de « fièvre de cheval », de « être à cheval sur les principes » dissimulés dans un double fond, un double sens. Non : le cheval. Le mammifère domestique. Quant à la goutte, elle n’est pas de celles qui font déborder les vases. Non : de la sueur, de l’eau, H2O. La signification, c’est-à-dire le contenu produit par l’interprétation selon le cotexte, laisse place à l’improbable invariance du sens. Il aura fallu casser la gangue des stéréotypies linguistiques pour retrouver le Signe, le cristal saussurien. Il resplendit en sa pureté dans Tutu.
C’est beau à pleurer.