Sara Balbi Di Bernardo, Chambre 12 par Pierre Gondran dit Remoux
Dans le sillage des textes des années soixante-dix (Marie Cardinale, Valérie Valère…), les narrations de la folie par des autrices contemporaines ne sont pas rares depuis l’émergence de l’autofiction (Chloé Delaume, Nina Bouraoui…). L’évocation de l’internement psychiatrique (Cette fille-là, Maïssa Bey) demeure en revanche peu fréquente et son expression poétique à la première personne l’est moins encore. Chambre 12 de Sara Balbi Di Bernardo est un tel récit et il s’inscrit donc dans une histoire littéraire longue tout en s’y distinguant par son originalité.
Avant de présenter ce beau texte, je veux évoquer l’œuvre sœur de la peintre et poétesse d’origine anglaise Leonora Carrington (1917-2011), En Bas, composé en 1945, texte princeps du témoignage asilaire (Œuvre écrit, tome II, Récits, Fage éditions, 2022). L’histoire est connue. À la suite de l’emprisonnement de son compagnon Max Ernst au camp des Milles en juin 1940, Carrington abandonne leur maison de Saint-Martin-d’Ardèche et fuit en Espagne. Une dépression sévère compliquée de délire aigu à tonalité mystique précipite son internement en hôpital psychiatrique. Elle y est traitée par injections de cardiazol qui, à fortes doses, simule les effets convulsivants d’un électrochoc et la laisse « obéissante comme un bœuf ». C’est au Mexique, où elle émigre en 1942 après avoir vécu à New York, qu’elle écrira En Bas, douloureux travail d’introspection soutenu par Jeanne Mégnen, épouse de Pierre Mabille, un médecin proche d’André Breton, collaborateur de la revue Minotaure. Dans un article daté de 1945, Mabille éclaire la genèse d’En Bas. Fervent disciple de l’hermétisme, il écrit : « Le séjour de Leonora Carrington dans le territoire défendu ressemble, par de nombreux points, au voyage accompli par l’adepte tel que nous le racontent les récits initiatiques […]. Ici et là, il est question de franchir des obstacles, de surmonter des épreuves, de prendre en charge les malheurs de l’humanité, d’acquérir la connaissance par des opérations intellectuelles indissolublement liées à des transformations de l’être, surtout de l’être physique, enfin d’accéder à la “Chambre de Lumière”. » (Pierre Mabille et le surréalisme, Une anthologie critique (1934-1952), dir. F. Flahutez et E. Bauchard, éditions Hermann, 2024). On passera outre cette vision extatique de la maladie mentale — la chambre de l’asile, fût-elle transitoirement métamorphosée par le delirium névrotique ou la déréalisation psychotique, n’est pas chambre de lumière. En revanche, cet espace clos catalyse indéniablement des transformations de l’être et des distorsions de la réalité. Et si l’initiation est comprise comme une expérience psychocorporelle qui scelle le passage vers un autre état sans retour possible au statut précédent, alors, oui, l’internement façonne des initiés.
Chambre 12 est le lieu de l’expérimentation de telles transformations du réel et un texte téméraire, offrande d’initié à non-initié, qui a nécessité la conception d’un crible (j’emprunte le mot à Frank Smith) aux fonctions multiples : contourner le gouffre de la douleur indicible, étayer un texte tremblant, dire l’extra-ordinaire par une langue défiant à la fois le langage médical de l’institution et celui apaisé de l’après-coup, faire une proposition formelle au lecteur pour l’accueillir en intelligibilité. Sara Balbi Di Bernardo fait émerger cette forme, délicate et précise.
Ainsi en est-il de la schize des pronoms : « j/e », « m/o/n », « n/o/u/s » — non pas pour dire comme chez Wittig la pluralité des moi, mais la fragmentation du moi.
Un moi à la fois épuisé de souffrance et tendu dans la lutte contre l’aporie de l’enfermement :
j/e ne dors pas la nuit
j/e la sur
veille
[…]
j’ai caché m/o/n cahier dans la valise
sous le lit
j/e compte 1 2 3 4 paumes
de chaque côté pour vérifier que
personne
n'y touche
Un moi englué dans la fixité du temps mais gardant la conscience intacte de son déroulé :
j/e ne perçois pas la croissance de l’arbre
qui pousse dans le rectangle depuis
m/o/n premier matin-midi-soir
pourtant il croît
de l’autre côté d’
ici
Chiffres, formules, décomposition factorielle…, une véritable cabalistique (retrouvée chez Carrington) donne à voir la transformation de la réalité triviale qui se métamorphose, se fragmente (le jour a désormais pour signifiant atomisé « matin-midi-soir ») sous l’effet des médicaments et de l’arasement du temps :
(pied pied pied pied plateau de bois plastifié) x 5
(fourchette assiette couteau verre d’eau) x 6
ronde de masques
pris dans la colle
cabillaud + (grain de riz) x j/e ne sais pas
[…]
(il n’a pas réussi à mourir) x 5
Des calligrammes sont tracés — Leonora Carrington dessinera également une carte onirique de l’asile cantabrique — qui représentent l’effacement des discontinuités du corps : dans un double mouvement vont à la rencontre l’un de l’autre le « j/e » en expansion dans le vide laissé par la disparition de la socialité, et le monde rapetissé de la chambre blanche. La restriction des possibles de l’espace clos et du corps empêché trace une topologie partagée. Cette fusion du corps et de la chambre 12 exacerbe l’acuité (« sensorium/à bout de nerfs ») : la perception du grain du mur de plâtre, celle d’une fêlure de la faïence de salle de bain… enflent démesurément. Le retour brutal à l’extérieur, ouvert et saturé de stimuli, devient alors source d’une terreur blanche. Elle hante les dernières pages de l’ouvrage :
c’est demain que j/e