Tous les chiens sont bleus de Rodrigo de Souza Leão par Pierre Gondran dit Remoux
L’autofiction, enfin
« Il y a toujours la mer qui bat contre les rochers de la maladie. La mer verte Lexotan 6. Le ciel bleu Haldol 5. Le Ritrovil blanc des nuages. Tout est maladie dans la maladie mentale, même la jolie Fille d’Ipanema. »
Rodrigo de Souza Leão (né en 1965) est un journaliste et poète brésilien. S’il fut très actif sur les réseaux sociaux où il partageait poèmes et peintures, il vivait reclus chez lui et a subi plusieurs périodes d’internement en asile psychiatrique (où il décède en 2009) — Leão était diagnostiqué schizophrène. Le récit paru au Brésil en 2008 sous le titre Todos os cachorros são azuis, a été salué à la fois comme un important témoignage sur la maladie mentale et l’institutionnalisation psychiatrique, et comme une réussite littéraire. Les éditions du Lampadaire nous en offrent la traduction en français par Émilie Audigier.
Tous les chiens sont bleus relève de l’autofiction : auteur-narrateur-personnage sont une unique personne, Rodrigo, qui construit lucidement une narration du moi détachée du réductionnisme de l’étiquetage diagnostique. Le texte, qui n’est pas strictement autobiographique, se fonde sur son expérience intime de la psychose, mêlée à celle de son frère bipolaire, sur les réactions des membres de sa famille et sur son vécu de l’asile. Ce récit est une réussite en cela qu’il évite les principaux poncifs de l’autofiction : défaut de littérarité, égotisme, pacte avec le lecteur fondé sur une illusion de vérité.
L’enjeu de la littérarité est affronté par Leão en tournant le dos tant à l’autocentrement misérabiliste qu’à la romantisation de la folie. En abordant les aspects les plus crus de la vie quotidienne de Rodrigo ou de ses comparses à l’asile (des médications à la nourriture, jusqu’au scatologique, en passant par les fantasmes masturbatoires), le texte trouve la puissance d’une écriture de la marge, une écriture des extrêmes, engagée résolument dans une prose haletante, étouffante, immersive. Le discours halluciné s’ouvre alors au statut d’œuvre littéraire : il est autotélique, autrement dit — prérogative de la littérature — il n’a d’autre but que lui-même. De surcroît, jamais l’auteur ne cède à la facilité d’un pas de côté surplombant : hallucinations et réalité (ou ce que l’on croit être tel) sont traitées de bout en bout selon un même mode, vif, souvent drôle, rythmé, obsessionnel. Cette autofiction n’est pas non plus égotique, parce qu’en faisant exploser les frontières de la corporéité (entre l’intérieur et l’extérieur, entre l’humain et l’animal — bête qui peut alors être interne : « le dauphin nageait à l’intérieur de moi » ou externe : « fumer des joints à l’intérieur de l’éléphant et souffler la fumée par sa trompe »), elle devient un discours sur les possibles de l’esprit, les possibles de la fiction, les possibles de la littérature. Cet étrange continuum dans l’espace et le temps de l’asile est rythmé par les métamorphoses animalières et botaniques, la répétition de motifs d’obsession (le bleu, couleur des comprimés d’Haldol) et par des apparitions qui deviennent peu à peu familières au lecteur comme elle le sont au narrateur (notamment le compagnonnage savoureux de Rimbaud, principale hallucination du récit : « Rimbaud était un ami fidèle, un écuyer. Il aimait les fleurs. De temps en temps, nous étions entourés de fleurs. De temps en temps, nous marchions nus. Moi gros et lui bien mince. (…) Rimbaud a tué une panthère qui tournait autour de mon corps l’autre jour, la nuit. (…) On l’a interné à cause des drogues. Il boite un peu. Il doit avoir ses quarante ans. J’ai osé lui demander pourquoi il avait si peu écrit. Il m’a dit qu’il détestait écrire. Ce que j’aime, c’est sentir le vent sur mes cheveux. Il existe des brises dangereuses pour un gars chétif comme Rimbaud, mais c’est un gars habile (…). Il sortira vite fait de l’asile. (…) C’est un esprit tzigane, un esprit d’Indien. Esprit de porc. Épine, Lèpre. Sida. Silence de chaux et myrte, mauves dans herbes fines. Rimbaud brode des giroflées sur une toile jaune paille. »)
Ce style, qu’il faut donc accepter ni plus ni moins comme une expérience psychotique partagée où la légitimité du réel est relativisée et où l’imaginaire vécu comme réalité alternative prend toute sa place, renouvelle paradoxalement le pacte pragmatique de l’autofiction avec le lecteur. La narration de l’hallucination psychotique par Leão, alors qu’elle n’est évidemment pas référentielle — et pour cause ! —, possède la force de l’autobiographie menée en sincérité : sois sûr que ceci qui est irréel m’est bien arrivé.
Comme toute littérature mineure — au sens de Deleuze et Guattari : langue minoritaire (le délire) au cœur de la langue majoritaire (le discours à l’apparence du rationnel) — Tous les chiens est également politique. Il identifie la littérature comme un lieu de la parole du délirant : la création passe outre la disqualification du discours du fou par la famille et la société, et cette existence gagnée est une parole pour ce qu’elle est et non pas en tant qu’objet de l’interprétation par la psychiatrie. En ce sens, le poète fou arrache une légitimité à porter un discours sur le monde. Mieux, il fait preuve d’une autorité énonciative et revendique une connaissance de soi hors le contrôle psychiatrique et le barrage que la société impose à sa parole.
La comparaison avec Artaud est aussi incontournable que sans doute peu pertinente : autant de folies que de fous, autant de folies que d’écritures. Je me risque à avancer que là où Deleuze se trompe sur Artaud (selon J. Rogozinski), il aurait sans doute raison au sujet de Leão, qui écrit avec sa folie comme ressource de subjectivation — tandis qu’Artaud, silencieux lors des années de l’asile, écrira contre sa folie atrocement désubjectivante.