Héloïse Brézillon, T3M par Pierre Gondran dit Remoux

Les Parutions

22 oct.
2024

Héloïse Brézillon, T3M par Pierre Gondran dit Remoux

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Héloïse Brézillon, T3M

 

L’écriture pariétale

Le structuralisme a beau avoir prôné longtemps la disjonction entre le texte et le monde, les poètes écrivent in fine la réalité, fût-elle fictionnelle, car le langage ne sait faire que cela : symboliser le monde, en traduire les reliefs, en circonscrire les saillances, l’ordonner. À propos du langage à l’âge classique, Blanchot écrit qu’il « n’existe pas, mais fonctionne […] moins pour dire que pour ordonner »  (L’entretien infini, 1969). Quitter la fonction du langage, c’est soit se diriger vers son centre théorique, le formalisme, l’ordonnancement pur — dont on peut revenir sans dommage d’un simple pas de côté —, soit marcher vers ses marges de chair jusqu’à la lèvre entre l’intelligible et… autre chose que le langage. C’est alors redoutable, un sacrifice : Artaud le fait. Cette autre chose que le langage, c’est le Réel, la forclusion de ce qui échappe tout à fait au Symbolique. La Chose qui reste impossible à dire. Un trou sans signifiant.

C’est à la cartographie de cette béance, de ce trou où le langage ne fonctionne plus qu’est dédiée T3M (traumatic memory mapping model), une intelligence artificielle à visée psychothérapeutique qui révèle le locus d’un trauma, afin de tenter d’en résoudre les conséquences sur les corps. Cette machine fictionnelle qu’Héloïse Brézillon construit lui permet de rendre le processus d’analyse, une trajectoire individuée et asymptotique, compatible avec une création littéraire finie et performative, un care partagé des violences subies et vues pendant la petite enfance. Un récit de soi pour l’autre.

Au début du recueil, le tissu de la langue est en lambeaux :

La maison — par la fenêtre nez sur buée, l’herbe verte, vif l’humide et la brume, dedans sombre, la table immense la table,                                           ,            , trop haute,  ,  chambre tout au bout du couloir long en haut de l’escalier dans l’aile droite opposée à l’aile gauche de la chambre des parents en haut de l’autre escalier après la pièce avec la moquette vieux rose qui touche la poussière sous la main petite,        , ma chambre noire le noir dilué par les nuages bas ,   , les arbres traits de charbon loin derrière les carreaux […]

Comme le potier d’Heidegger façonne l’argile autour du vide (« Ce qui fait du vase une chose ne réside aucunement dans la matière qui le constitue, mais dans le vide qu’il contient »), Héloïse Brézillon façonne sa langue autour de ces espaces blancs, qui ne sont pas des respirations, mais bien des béances sans mots où ne figure qu’un squelette de virgules ; autour, les articles sont élidés, la matière de la langue, tremblante, est prête à tomber dans le précipice ; des lettres s’enfoncent d’une ligne à l’autre, les mots sont écartelés :

La violence     tr    oue

                        pe  ce

          les mailles   de la peau

                            r

Le langage est loqueteux, une guenille, comme la peau qui « finit chair rouge au vent ».

T3M raccommode peu à peu ce langage percé en une langue tendue. Au cœur de l’ouvrage se trouvent ainsi enchaînés de courts chapitres saisissants qui sont autant d’évocations différentes d’une même scène traumatique (l’enfant enfermée seule dans la voiture aux sièges de skaï surchauffés sur le parking du supermarché, un frelon affolé dansant sur la vitre arrière) selon les diverses modalités sensorielles de la mémoire (tactile, olfactive, auditive, proprioceptive…). La mosaïque des sensations remémorées permet de reconstruire la scène refoulée, un de ces trous mnésiques qui ne peuvent être appréhendés en leur globalité.  

T3M ouvre un accès aux couches géologiques profondes, à la grotte (« la tristesse a la forme d’une grotte et l’odeur du vide »). Ce thème de la grotte, de la maison troglodyte où la mère et l’enfant fuient le père violent, est très présent dans le recueil : ambivalente, elle est le refuge qui toujours se tient au-dessus du gouffre :

on flotte et il y aura d’autres maisons pour nous
des maisons collines
des maisons falaises ou fjords
très haut
au-dessus du trou

Dans son Séminaire VII « L’Éthique de la psychanalyse » (1959-1960), Jacques Lacan analyse les rapports de l’œuvre d’art au vide. Précisément, il choisit pour exemple premier les peintures rupestres de la caverne d’Altamira (Espagne, datées de 15 000 ans avant le présent) et attire l’attention des auditeurs sur le caractère fondamental du lieu de création de ces premières œuvres d’art : la grotte, décrite comme du vide dans du plein, un ombilic de l’extérieur vers l’intérieur, un dehors-dedans… Lacan dit « cette extériorité intime, cette extimité ». L’extimité lacanienne est bien plus que de « l’intime partagée », comme le voudrait une acception actuelle ; elle est le plus intime qui reste irrémédiablement extérieur à moi, qui m’accompagne toujours mais n’est jamais métabolisé. La machine T3M creuse ces sédiments accumulés dans la grotte extime à la recherche de la douleur fossile. La fiction d’anticipation est en réalité une pensée de l’archaïque et l’écriture d’Héloïse Brézillon se fait pariétale, guérisseuse, shamane : c’est d’une tribu qu’il faut prendre soin.

 

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