Margot Ferrera, Rousson-des-Brocards par Pierre Gondran dit Remoux
L’autre qui me hante
Margot Ferrera est bien connue pour être l’animatrice, avec sa complice Héloïse Brézillon, de la scène ouverte « Mange tes mots » (au Lou Pascalou, Paris 20e), qu’elle anime avec un talent d’improvisation, un souci d’ouverture, une douceur et un sens du care non feints qui font merveille et permettent l’accouchement des expressions les plus intimes, la déhiscence authentique des corps à travers les mots. Rousson-des-Brocards est son premier recueil et c’est peu dire qu’il est réussi.
Comment parler de la perte d’un enfant, comment parler du deuil, comment parler de la consolation et de la renaissance du corps, de l’éros reconquis ? L’enjeu, toujours, est de contourner le silence pour faire écriture. Choisir le langage des hommes est le chemin ordinaire, celui du logos prophorikos des stoïciens, le « langage proféré ». Margot Ferrera emprunte une autre voie, une autre voix, celle de la hase, la femelle du lièvre, dont le logos endiathetos (intérieur) « se prononce silencieusement en chaque chose sensible » (Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l’Invisible). Et quelle richesse émotionnelle la poétesse trouve dans la hase ! Quelle profondeur elle donne au monde psychique de celle-ci et à son environnement !
La hase a perdu ses levrauts dans un feu de broussaille. Malgré tout, il faut bien qu’elle se nourrisse, mais ce désir de vie n’est pas oubli :
Une rêverie de nécessité soulève le barbelé de mai. Elle revient, gratte un chemin visible pour qui porte griffe, suivie par la faisane venue manger les pêches les plus basses dans l’ouche, au lever du croissant aussi mince qu’une côte. Elle l’entend enfoncer ses ergots dans leur chair et avance nez au sol. N’a pas oublié le bûcher et ses petits en dessous.
Le langage, s’il est non articulé, se révèle dans la corporéité : « Elle détale des heures sans s’épuiser ou pas encore. Trouve le langage de sa peine dans sa course. »
On pourrait rapidement qualifier Rousson-des-Brocards de conte animalier ou l’orner du joli nom de « réalisme merveilleux », mais ce serait passer à côté de l’essentiel, je crois : au-delà de la fusion chamanique entre une femme et une hase, la maison et le gîte, la sente et le chemin…, l’animalité en tant que telle est le sujet du livre, pour elle-même et non pas en illustration d’une histoire d’homme. Cette animalité, qui mord évidemment sur les territoires de nos corps d’animaux humains, semble porter en elle un pouvoir de réconciliation dans des rapports interspécifiques puissants, révéler une « connivence mammalienne ». L’aspect le plus radical de ce texte est l’expression de la sexualité retrouvée de la hase : « Un peu d’ambre mâle colle le duvet le plus proche des veines. (…) Pluton l’a faite comtesse de l’Avoine et du Matin. Elle l’a sentie, au fond du con, sa bénédiction généreuse, glacée. » Cela surprendra peut-être le lecteur prompt à voir de l’anthropomorphisme dès que conscience et émotions sont envisagées chez l’animal — là où de nombreux neuroscientifiques, éthologues, philosophes s’accordent sur l’évidence de leur existence (cf. La Déclaration de New York sur la conscience animale, 7 avril 2024).
Dans son livre L’inconscient des animaux (Seuil, 2023), la philosophe Florence Burgat nomme « psychologie des profondeurs » la pensée animale (hors langage articulé), celle du ça archaïque qui nous fonde phylogénétiquement. Margot Ferrera réussit à faire émerger cette psychologie des profondeurs, hors la langue mais pleine des signes du vivant, et elle le fait, de manière paradoxale en apparence, par l’usage d’une langue magnifique, toute de culture lexicale et de finesse de construction. Car cette connivence mammalienne consiste également à attribuer à l’autre que nous, par principe de réciprocité, beauté et richesse psychique — ce que le cogito a oublié, s’appropriant cette richesse dans l’ivresse du langage… Langue articulée et langue-organe ne font alors qu’un :
Ta langue qui croule, se gonfle et blanchit quand tu t’égratignes aux rhubarbes, ta langue qui pue dans ta voix, sur laquelle tu t’assoies pour la faire taire, ta langue garrottée de braise froide, prune et tourbe, qui s’ébroue dans les chevilles du figuier mouillé, ta langue à hauteur de tarse, échappée du panier, douce comme une entorse, couleur de fruit tombé, ta langue qui goutte au fond de ta poche, qui marque ta présence dans les draps là où tu perles, miel de lit, ta langue chant flou de rana arvalis ou de succube au menton poissée de gelée, ta langue que tu suis avec peine dans le couchant, mais dont la trace dans l’herbe se rythme déjà sur celle du matin. Ta langue va bientôt revenir entre tes dents, veux-tu vraiment ôter ce qu’elle garde d’assombri ?
Ainsi est exaucé le vœu merleau-pontyen de la prise de conscience de l’Être sauvage, d’avant la désunion humain-animal — qui ne doit pas être compris comme un état antérieur mythique, car il est de toutes nos perceptions actuelles — : « Il faut qu’avec mon corps se réveillent les corps associés, les “autres”, qui ne sont pas mes congénères, comme dit la zoologie, mais qui me hantent, que je hante, avec qui je hante un seul Être actuel, présent, comme jamais animal n’a hanté ceux de son espèce, son territoire ou son milieu. » (Merleau-Ponty, L’Œil et l’Esprit).