02 mai
2008
Chut de Raymond Federman par Nathalie Quintane
Une autobiographie à rebours, comme pour mieux repousser le temps de dire le moment clé - celui du cabinet de débarras, où sa mère l'enferma pour qu'il échappe, seul de la famille, à la rafle du 16 juillet 1942 - et le cœur du silence, soit la vie d'avant. Le coeur du silence, parce qu'avec Chut, Raymond Federman entreprend le récit des années muettes, les années dont la mémoire est barrée par la mort des siens.
Qu'écrire de ce dont il ne reste rien ? Evidemment, Federman, conteur et prolixe devant nul éternel, devrait s'en sortir, pense-t-on, la preuve : ce roman de quelques 200 pages (et la connaissance précise de ce que Dominique Rabatté appelait la "littérature de l'épuisement", bien que le mot convienne assez mal ici, chez un auteur dont la libido a fait sienne la tâche majeure de mettre en pièces - littéraires - toute fatigue). De Federman et du silence, il n'y en a pourtant pas un à gagner vraiment, et le premier a besoin de toute l'aide de la "littérature" - il dresse rapidement une liste de "scènes" qu'il est censé traiter par la suite - pour venir à bout de l'interminable (autant dire que c'est perdu d'avance : non, ce livre, pas plus que les autres, ne rendra la "vie" à ses sœurs et à ses parents - comme dit Prigent : la littérature peut peu.)
Et il lui en veut, sans doute, à cette littérature, de pouvoir si peu, et d'être cependant sa seule ressource; alors il la casse de plus belle, il pulvérise le récit d'enfance, et puis quand il l'a bien fragmenté, il sépare à nouveau le séparé, dans un aller-retour faussement réaliste et vraiment drôle avec la supposée "éditrice", première destinataire du livre, qu'il court-circuite en devançant ses arguments ("Federman, t'as pas honte d'écrire des choses comme ça ? Je sais pas si tu devrais continuer avec ces histoires de branlette.Ton éditrice va te dire que ces trucs cochons, ça se vend plus."). On voit assez vite ce qu'il en est, de cette drague pédagogique (l'auteur glissant au passage quelques "fondamentaux" de la fabrication littéraire) : RF étant tout sauf un donneur de leçons, on sent bien qu'il la mettrait volontiers dans sa poche, l'éditrice, et sans plus d'explications.
Mais cette éditrice, c'est aussi lui, bien sûr : c'est à lui qu'il s'adresse, c'est à lui-même qu'il fait des reproches et c'est lui-même qu'il tente d'amadouer - puisqu'il ne reste plus personne, depuis 42. Federman est celui qui, depuis, a été contraint de jouer tous les rôles. C'est celui qui, puisque ses sœurs n'auront jamais connu l'amour, le fera pour elles. Préposition clé : Ce livre est pour ma mère, écrit-il à la fin : c'est-à-dire qu'il est dédié à ma mère et qu'il est mis pour elle - que ce livre est au lieu de ma mère, comme tous mes livres sont au lieu de mes sœurs et de mes parents. Savait-on déjà cela ? Oui et non. Pas comme ça, en tout cas : Federman s'attache à le dire plus clairement, retrouvant une voix enfantine que ses autres ouvrages ne donnaient pas, n'osaient peut-être pas donner tout à fait. Federman est ici l'enfant qui voit ses voisins dénoncer sa famille : il assiste aux scènes qu'il a vécues et il assiste aux scènes qu'il n'a pu vivre, et puis, par vengeance, pour leur rendre ENFIN la monnaie de leur pièce, il fabrique une scène terrible, qui les met là où ils devraient être et là où ils auraient dû plonger immédiatement à la suite de leur acte : plus bas que terre.
Certes, la littérature peut peu, mais elle n'est pas rien (Blanchot).
Qu'écrire de ce dont il ne reste rien ? Evidemment, Federman, conteur et prolixe devant nul éternel, devrait s'en sortir, pense-t-on, la preuve : ce roman de quelques 200 pages (et la connaissance précise de ce que Dominique Rabatté appelait la "littérature de l'épuisement", bien que le mot convienne assez mal ici, chez un auteur dont la libido a fait sienne la tâche majeure de mettre en pièces - littéraires - toute fatigue). De Federman et du silence, il n'y en a pourtant pas un à gagner vraiment, et le premier a besoin de toute l'aide de la "littérature" - il dresse rapidement une liste de "scènes" qu'il est censé traiter par la suite - pour venir à bout de l'interminable (autant dire que c'est perdu d'avance : non, ce livre, pas plus que les autres, ne rendra la "vie" à ses sœurs et à ses parents - comme dit Prigent : la littérature peut peu.)
Et il lui en veut, sans doute, à cette littérature, de pouvoir si peu, et d'être cependant sa seule ressource; alors il la casse de plus belle, il pulvérise le récit d'enfance, et puis quand il l'a bien fragmenté, il sépare à nouveau le séparé, dans un aller-retour faussement réaliste et vraiment drôle avec la supposée "éditrice", première destinataire du livre, qu'il court-circuite en devançant ses arguments ("Federman, t'as pas honte d'écrire des choses comme ça ? Je sais pas si tu devrais continuer avec ces histoires de branlette.Ton éditrice va te dire que ces trucs cochons, ça se vend plus."). On voit assez vite ce qu'il en est, de cette drague pédagogique (l'auteur glissant au passage quelques "fondamentaux" de la fabrication littéraire) : RF étant tout sauf un donneur de leçons, on sent bien qu'il la mettrait volontiers dans sa poche, l'éditrice, et sans plus d'explications.
Mais cette éditrice, c'est aussi lui, bien sûr : c'est à lui qu'il s'adresse, c'est à lui-même qu'il fait des reproches et c'est lui-même qu'il tente d'amadouer - puisqu'il ne reste plus personne, depuis 42. Federman est celui qui, depuis, a été contraint de jouer tous les rôles. C'est celui qui, puisque ses sœurs n'auront jamais connu l'amour, le fera pour elles. Préposition clé : Ce livre est pour ma mère, écrit-il à la fin : c'est-à-dire qu'il est dédié à ma mère et qu'il est mis pour elle - que ce livre est au lieu de ma mère, comme tous mes livres sont au lieu de mes sœurs et de mes parents. Savait-on déjà cela ? Oui et non. Pas comme ça, en tout cas : Federman s'attache à le dire plus clairement, retrouvant une voix enfantine que ses autres ouvrages ne donnaient pas, n'osaient peut-être pas donner tout à fait. Federman est ici l'enfant qui voit ses voisins dénoncer sa famille : il assiste aux scènes qu'il a vécues et il assiste aux scènes qu'il n'a pu vivre, et puis, par vengeance, pour leur rendre ENFIN la monnaie de leur pièce, il fabrique une scène terrible, qui les met là où ils devraient être et là où ils auraient dû plonger immédiatement à la suite de leur acte : plus bas que terre.
Certes, la littérature peut peu, mais elle n'est pas rien (Blanchot).