Jackqueline Frost, Notes sur le tragique prolétaire expérimental par Nathalie Quintane
Les semaines qui viennent de s’écouler, au long desquelles on aura, dans nos petits cercles plus ou moins copieux, causé de littérature et (de) politique, ont souvent pointé une insuffisance, voire des insuffisances, mais sur un ton globalement pugnace, frisant le joyeux, et finalement sympathique1.
Les insuffisances ?
Qu’on ne peut pas se contenter de témoignages (et aussi bien de retranscriptions de témoignages) « simples » ;
Qu’il faut se méfier par conséquent du retour de la mimesis qui d’ailleurs s’absente rarement ;
Qu’il faut se garder de l’intime quand il n’est pas collectif et du collectif quand il n’y a pas d’intime ;
Qu’il faut trouver un autre mot pour engagé mais qui veuille dire « engagé », un autre mot pour politique mais qui fasse entendre la même chose, et si possible un autre mot pour littérature mais pas (poésie) parce que c’est un cas particulier (liste non exhaustive).
Si bien qu’on a parfois le sentiment d’être passé de Toi aussi tu as des armes (phrase de Kafka et titre d’un ouvrage collectif paru à la Fabrique il y a un peu plus de dix ans, sous-titré poésie et politique) à Moi aussi j’ai une armure mais pas la même que toi, ce qui n’est ici pas un reproche (une remarque, plutôt), tant la bigarrure après tout manque, non seulement, bien sûr, aux discours et aux diverses doxas, mais aux étals des librairies et aux festivals culturisants.
Et donc nous sommes des guerriers bigarrés.
Les 18 propositions de Jackqueline Frost permettent de zbeulifier un chouïa toutes nos (bonnes) intentions, ce dont nous pourrions, dans un monde idéal, nous réjouir.
Déjà, du titre naissent tout un tas de ??? indices de perplexité : qu’est-ce que c’est que cette alliance entre le tragique, le prolétaire et l’expérimental ???
Frost nous en fournit une indication en introduisant une quatrième incongruité, ou disons un quatrième intrus : le baroque.
A l’économie sèche du discours dominant et au « fantasme bourgeois de l’austérité prolétaire » (cf. Les récits « bruts » des transfuges de classe, par exemple), elle oppose une modalité baroque et un « style tragique expérimental ».
Style tragique, pourquoi pas (le livre d’ailleurs s’ouvre sur une longue citation de Césaire, souvenir d’une enfance misérable), mais que vient faire expérimental là-dedans ? Christian Prigent n’avait-il pas averti dès 89 que « plus personne ne saurait, sans faire rire, s’affirmer « d’avant-garde »2 ? Or c’est bien de cela que parle Frost dans une phrase capitale qui (re)noue vécu prolétaire et expérience poétique, désignant sans ambiguïté d’où et de qui est venue et continue à venir leur séparation : « Le mépris du tragique prolétaire rencontre le mépris de l’expérimental, dont l’avant-gardisme démodé, nous dit-on, a été rejeté une fois pour toutes — mais dans quelles maisons héritées, dans quels jardins de banlieue, dans quels bureaux universitaires ? ».
Frost échappe, d’autre part, à la tentation de substituer des valeurs, les nôtres, à d’autres valeurs, les leurs, dans un jeu de miroirs et de concurrence sans fin où les perdants seront toujours les mêmes ; c’est là qu’opère le tragique : « la conversion de « la maladie, du labeur et du danger » en une nouvelle version du bien, du beau et du vrai, qui reposerait sur leur notion du mal, de la laideur et de la trahison, n’est pas le but de la tragédie. Le but de la tragédie est de composer une musique à l’intérieur, ou en dessous, de « l’immense raz-de-marée transparent de la vie désespérée ». Il s’agit, d’une certaine manière, d’écrire sous la politique.
Frost ne délaisse pas pour autant le déclaratif offensif : « Par quels actes leur fera-t-on comprendre que le droit bourgeois de décider de ce qui est moral ne durera pas éternellement »
mais elle l’assortit d’une remise en selle du négatif dans ses dimensions esthétiques : « La négativité prophétique qui consiste à savoir que l’abolition de la société de classe doit advenir »
autant qu’existentielles, réhabilitant les « mauvais » sentiments sociaux : vengeance, orgueil, envie et colère. Le baroque et le tragique « se rejoignent dans l’agressivité ».
Sans citer Hölderlin qui n’envisageait comme issue que la disparition de l’Etat3 (les références de Frost sont plutôt caribéennes — George Lamming — et sud-étasuniennes — Faulkner), le texte envisage la tragédie « comme une forme de sabotage (…) l’exigence de la tragédie est de changer le passé, avec le changement de monde qu’elle implique ». En mettant l’accent sur la dynamique tragique (« la tragédie est représentation non d’hommes mais d’action », écrit Aristote4), Frost barre la fatalité et promeut une poétique de l’irrégularité, pas forcément « grande » (« Mettons que la langue maudite, c’est le juron dans la bouche du prolo »), mais potentiellement bouleversante.
1 En janvier 2024 ont paru : Littérature et Révolution (Joseph Andras et Kaoutar Harchi, éd. Divergences), Défaire voir, littérature et politique (Sandra Lucbert, éd. Amsterdam), Abrégé de littérature molotov (Macko Dragan, éd. Terres de feu) et Contre la littérature politique (ouvrage collectif, éd. la Fabrique).
2 p. 9, in La langue et ses monstres (éd. Cadex, 1989).
3 « Car tout Etat est obligé de traiter l’homme libre comme un rouage mécanique, et c’est ce qu’il ne faut pas ; il doit donc disparaître », in Plus ancien programme systématique de l’idéalisme allemand, Schelling et/ou Hegel et Hölderlin, entre 1795 et 1797).
4 Cf. à ce propos les longs développements de Ricœur au début de Temps et récit (éd. du Seuil, 1983).