Zoltan Lesi, En habits de femme par Nathalie Quintane
Voilà sans doute l’un des livres les plus émouvants et les plus ajustés que la poésie dite documentaire ou documentale ou à documents aura généré. Son point de départ est une accumulation d’archives disparates et soigneusement choisies : photographies, articles de journaux, cartes, procès verbaux… entendent rendre compte, dans les années 30, des exploits sportifs et de la vie de Dora Ratjen, qui sauta en hauteur sous le Troisième Reich et participa aux jeux olympiques de 1936. Le poème d’ouverture est signé Gretel Bergmann, interdite de jeux parce que juive ; c’est pourquoi Ratjen put, elle, aller aux jeux. D’autres athlètes, des entraîneurs, des journalistes, Leni Riefensthal elle-même (sous le titre « la femme allemande parfaite ») — mais aussi des juges ainsi qu’un chat (qui l’empêche de se suicider en balançant ses médicaments et en sautant sur la gazinière…) donnent leur version des faits ; car Dora Ratjen n’est pas seulement une athlète remarquable, et les médecins et la police ajoutent leurs propres poèmes, moins aimables : « organes génitaux ambigüs ». Une personne intersexe (terme fourre-tout*), ça n’existe pas plus dans le sport qu’ailleurs. Il faut choisir : homme ou femme.
Mon père pensait que puisque j’avais été
baptisée fille, je devais aussi porter
des jupes et ne pas chercher plus loin.
Si ça ne se limitait qu’au choix de vêtements… Mais il faut que cela s’inscrive et le poème devient plus physique quand Zdenka Koubkova, autre athlète intersexe, écrit :
J’étais allongée sans anesthésie
sur la table d’opération.
(…)
D’abord, ils me rasèrent les poils pubiens
et désinfectèrent tout
autour du creux au-dessus
des bourses. Young dit
que j’avais un pénis,
il fallait juste le « libérer »
(…)
C’est alors qu’ils sortirent les scalpels.
Young fit une incision
et j’ai hurlé de douleur,
hurlé jusqu’à perdre connaissance.
A mon réveil, j’étais comme un homme
en dessous de la ceinture,
mais ne pus marcher
pendant des semaines (…)
A la fin du livre, Ratjen dialogue avec un homard, animal aux caractères sexuels parfois enchevêtrés.
Ce qu’on peut déduire de ce livre sans démonstration où des subjectivités inventées se baladent librement parmi les coupures de journaux, les rapports, les photos de femme en homme, d’homme en femme, de ni femme ni homme, de chats et de homard, c’est que ces questions qui apparemment font problème ont beaucoup à gagner à quitter les débats de plateaux de télé, de spécialistes, de théoriciens patenté.e.s, autorisé.e.s ou pas, de principaux concerné.e.s et de témoins plus ou moins secondaires, pour être données à tout le monde, de préférence dans une forme où le montage texte/image est pensé, voire millimétré, comme c’est le cas dans ce travail de collaboration entre Zoltan Lesi, auteur des poèmes, et Ricardo Portilho, graphiste. En deçà des assertions définitives, des rapports de police scientifique et des planifications philosophiques de nos vies à venir, il y a des phrases qui boxent à l’estomac et des photos troublantes, il y a un petit livre simple, il y a, par exemple, cette phrase d’un entraîneur possible :
Ma personne était aussi peu utile que d’essayer d’entraîner des filles en larmes.
* Le terme s’emploie « pour décrire une large gamme de variations naturelles du corps, apparentes à la naissance ou à la puberté, génitales, gonadiques ou chromosomiques …»