Verdicts, de Lida Youssoupova par Nathalie Quintane
Il y a des archives qui n’en sont pas, tant le délai — ou plutôt le différé — imparti par l’écriture et la publication disent un présent et même, hélas, un futur certain, autant qu’un passé proche. Les poèmes de Verdicts sont « issus de procès-verbaux de décisions de justice rendues par les tribunaux russes entre 2009 et 2017 », écrit en avant-propos Lida Youssoupova, P.V. trouvés en accès libre sur des sites juridiques. On pense à Reznikoff, bien sûr, on pense, plus près de nous, aux Procès-Verbaux de Marius Loris, montés à partir des archives des tribunaux militaires pendant la guerre d’Algérie… Or ce qu’il y a de singulier chez Youssoupova, c’est l’acharnement. L’acharnement et l’urgence.
Le verdict en lui-même est parfois su d’entrée, dit d’emblée, et redit — surtout redit, en morceaux, en fragments, en rappels incessants. C’est comme ça que ces poèmes nous entrent dans la tête et dans la peau, par cette propension à répéter, à reprendre (propension qui n’est pas étrangère à toute une littérature russe, mais qu’ici Youssoupova pousse à bout), comme ça qu’ils y entrent parce qu’évidemment elle ne se contente pas de la langue distanciée du Droit par laquelle ces choses-là sont dites mais qu’elle reprend jusqu’à la transe la description des violences commises, invariablement commises par des hommes sur des femmes ou des homosexuels, invariablement « pardonnées », et finalement autorisées par la loi — une loi tellement incorporée par la société russe que les victimes elles-mêmes demandent à ce que leur bourreau soit puni moins sévèrement, voire acquitté… Ainsi croit-on qu’on en a fini avec l’horrible, avec l’infinie répétition des coups et des mots qui les rendent, ainsi songe-t-on à se poser enfin dans une parole bégnine — l’ordinaire du Droit, une identité, une adresse, un détail quelconque — quand les coups, les crimes, et les mots qui les disent reprennent, inlassablement.
Ce que cherche cette série de 14 longs poèmes, et bien plus par la traduction peut-être, qui les sort de Russie, qui les donne au monde, nous les donne, c’est à rendre toute prescription impossible : voilà, c’est imprimé. Imprimé = pour l’éternité dans un présent permanent, car la poésie n’a que faire de la chronologie et de l’oubli ; un crime lu reste un crime, un coup porté continue à être porté chaque fois qu’on le lit.
Ces poèmes de Youssoupova sont en guerre contre la Justice russe, en guerre contre ce qu’est devenue la Russie sous Vladimir Poutine. A ce titre, la préface de la traductrice, Marina Skalova, est indispensable — à lire avant comme après. Elle rappelle la collusion entre le Pouvoir et l’église orthodoxe qui a permis la promotion de « valeurs traditionnelles » opposées aux « valeurs libérales »,celles de la « Gayropa » (mot de Poutine), et les lois de 2013 et de 2017, la première visant à « protéger les mineurs de la propagande LGBT, c’est-à-dire des informations contraires aux valeurs familiales traditionnelles et faisant la promotion de relations sexuelles non-traditionnelles », la deuxième votant la dépénalisation des violences commises à l’encontre des personnes proches, les violences subies dans le cercle familial étant considérées comme des affaires privées. Skalova écrit qu’avant l’invasion de l’Ukraine « le milieu poétique était l’un des derniers lieux de la société russe où l’activisme politique était encore possible. » On peut se saisir de l’heureuse marginalité de la poésie comme d’une chance tant que ce n’est pas trop grave. Ensuite… Lida Youssoupova a quitté son pays en 1996 ; elle vit à présent au Canada.