Pour Mahler d’Olivier Cadiot par François Huglo

Les Parutions

12 oct.
2024

Pour Mahler d’Olivier Cadiot par François Huglo

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Pour Mahler d’Olivier Cadiot

 

            Qui parle ? Mahler ? Cadiot ? Mallarmé ? Un poète chinois ? Les Psaumes ? Un bréviaire monadologique, peuple intime, pli et repli ? David Christoffel écrit dans sa postface : « Ce n’est jamais que Cadiot qui est en train de parler, mais c’est terriblement lui toujours. Et comme il sait très bien que cela fait longtemps que ses phrases ne sont pas les siennes, quand bien même elles peuvent venir de lui, elles sont toujours dans un état très peuplé ». Cette anonyme polyphonie intérieure est très mahlerienne : « Alles ist innig. Tout est intime ».

 

            Leibniz aurait pu l’écrire : « Le vivant est un être individuel ». Et « Tout est intériorité ». Aspiration à la synthèse du multiple : « Je voudrais tout unir en un seul chant ». Effort centripète (« j’ai besoin d’un exercice extérieur pour mon exercice intérieur ») et centrifuge (« Mon but, c’est d’oublier mon corps ») vers la complétude : « Augmente, augmente mon être ». De la monade au fragment : « « Vous êtes une génération fragmentée ». Ou : « le fragment est merveilleusement mobile et têtu. Il habite ta cour intérieure ». Monadologie encore : « Oh, joie des îles nombreuses. Je marche dans ma perfection à l’intérieur de la maison minuscule ». Perfection et dénuement : « Une puissance augmente au milieu des cris. L’homme dans sa splendeur ne comprend rien. Il meurt, comme un animal ».

 

            Intimité, solitude : ‘Ich leb’ allein in meinem Himmel, in meiner Liebe, in meinem Lied. Je vis seul dans mon ciel, seul dans mon amour, seul dans mon Lied ». Heureuse ou douloureuse, l’expérience part de l’enfance et y ramène : « Moi, petit, dans le noir, je pleure. Nuit, larmes, et joie le matin ». Plus loin : « Il me faut réapprendre à marcher et à me tenir debout. Face au rien. Personne ne console personne. On regarde la même réalité d’un côté ou de l’autre. Jugend neu zu lernen. De nouveau la jeunesse. Apprendre . Apprendre. Autour de quelques motifs, mélodie perpétuelle ». La révélation fut, pour Mahler, la perte de sa fille. Au même moment, son cardiologue lui apprenait que lui-même risquait une mort imminente. Cadiot écrit : « Poésie —pensée. Idée de l’enfant ».

 

            « Le solitaire » et « la nature » sont réversibles. « Le ruisseau chante. En mémoire. C’est lui-même qui s’invente. (…) Mon problème est chimique. (…) Je compose, je dispose ». Dans cet échange, « une chanson devient symphonie ». Il y a « Transfusion —changement de mode d’être, voilà tout ». Les fleurs, leurs pétales, sont « en fait, idéogrammes ». Au printemps, « Une mélodie s’inscrit sur le monde ». L’Adieu est « d’amour —et pas d’amertume. Rien que du vent. Das Lied von der Erde —le chant de la terre ».

 

            Ce chant vient des profondeurs : « Ce qui est au fond de la terre s’émeut ». Dans la cantate Aus der Tiefe, Bach paraphrase le psaume De profundis clamavi ad te. Mahler-Cadiot : « De très profond, je t’appelle. (…) À la fin de mon chant, j’ai oublié que j’existe (…) Le courant m’emporte. Y a-t-il une pensée possible ? (…) Ist dies etwa der Tod ? C’est ça vraiment, la mort ? ». La « seule connaissance est l’obscurité ». Le « Profond mystère de l’eau vive. La seule note qui convienne ».

 

            David Christoffel observe que « dès le début de Pour Malher, on peut reconnaître quelques phrases des Psaumes » traduits par Olivier Cadiot : « Je suis l’arbre transplanté dans les jardins d’eaux », « Mon feuillage est vivant », « Je me demande qui je suis », dialoguant avec citations et autocitations sans traces de leurs origines. Quand Francis Maréchal, directeur de la Fondation Royaumont qui l’avait accueilli en résidence, et de la Médiathèque musicale Mahler, lui a passé commande d’une nouvelle traduction du texte de Das Lied von der Erde (Le Chant de la Terre), Cadiot a découvert les poèmes chinois de Li Bai, Qian Qi, Meng Haoran et Wang Wei, dont Mahler avait fait « la ligne de mire d’un dédale de versions modifiées les unes au contact des autres ». Dans « le dédale des traductions » qui faisaient de Mahler « une quatrième main » et de Cadiot une cinquième, celui-ci est revenu au sujet (la vie et la mort) et à la situation de Mahler, décidant « de repartir de sa traduction des Psaumes et du Tombeau d’Anatole de Mallarmé ». Christoffel parle d’un « cut up (…) si accueillant que les différents registres ainsi réunis tremblent au contact les uns des autres et s’en trouvent surtout autrement frappants ». Pour éprouver cette résonance unique d’une « polyphonie » qui « tient d’abord d’une différence des grains », sans doute est-il préférable de s’y plonger, rameutant ainsi ses propres souvenirs d’auditeur, de lecteur, mais d’abord d’être vivant, avant d’en découvrir la genèse dans la postface —de décomposer la lumière, « la seule note ».

 

 

 

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