Jacques Darras, Je m’approche de la fin par François Huglo

Les Parutions

11 févr.
2025

Jacques Darras, Je m’approche de la fin par François Huglo

Jacques Darras, Je m’approche de la fin

            « Je m’approche de la fin ». Un nouveau-né pourrait en dire autant, s’il savait parler (ce détail a son importance). Le temps d’apprendre à lire, il pourrait même citer la réponse du vieillard de La Fontaine à ses trois jeunes hommes : « La main des Parques blêmes / De vos jours et des miens se joue également ». Peu importe l’âge du capitaine Darras, pour qui le « grand coup de ciseaux des Parques couturières » démaille l’image qui « nous tient au corps », par laquelle « nous tenons à nous-mêmes ». Il poursuit en poète la réflexion de ses familiers, qu’il cite en exergue : Shakespeare (monologue d’Hamlet, of course), Dylan Thomas, Marina Tsvetaïeva, Abdellatif Laâbi, T.S. Eliot. Les rejoindront en cours de route Charles de Bovelles, ce « compatriote Renaissant / Reclus dans son Santerre (sana terra) natal », et Yeats « Depuis son caveau Drumcliff près Sligo / Au pied de la colline tabulaire Ben Bulben / Dont le museau crayeux semble plonger dans la mer / Pour une impassible conversation géologique avec les éléments ». La conversation du poète traducteur avec ses poètes traduits et avec ses lecteurs l’apprivoise, et nous apprivoise, à la conversion. La « toute première » fut celle à la « lumière par nos mots, nos voix » dont la mort sera l’ « absence » —« Fin de conversation fin de conversion » ? Le « to be or not » se double d’un « to believe or not », où nous retrouvons le fabuliste français : « Je crois je cro-as / Avec le chant grave du corbeau le profane / Diphtongue ouverte comme le large bec de la fable ». Car « entre savoir et croire », Darras a « fait la paix signé un pacte / De non agression ». Et « Pas question d’abandonner / Le jeu la partie / Croire mais autrement »

 

N'en déplaise à Hélinand de Froidmont (Les vers de la mort), à Georges Brassens (« Oncle Archibald »), et à l’ « Église démocratique universelle » du « Grand Ordinateur / Mémoriel laïque numérisé », Darras n’a aucune leçon à recevoir, ni à transmettre, de la mort égalisatrice. Il n’a que faire de cette « Fraternité mortuaire médiocre », préfère la « Fraternité libre » qui recommence « la Révolution » par « la poésie les poètes » (là au moins, elle ne porte pas en germe un impérialisme). Il ne cite pas Tocqueville, mais n’interdit pas de le citer : les peuples démocratiques « veulent l’égalité dans la liberté et, s’ils ne peuvent l’obtenir, ils la veulent encore dans l’esclavage. Ils souffriront la pauvreté, l’asservissement, la barbarie, mais ils ne souffriront pas l’aristocratie ». La fraternité dans la liberté fait des poètes, selon l’instituteur Cadou, les « aristocrates du peuple » que méprisent populistes et démagogues, si peu démocrates. Il mérite mieux : l’ « élitisme pour tous » implicite chez Lautréamont, formulé par Maïakovski, transmis à Vilar et à Vitez, aujourd’hui encore à Mnouchkine, etc.  Comment mieux s’approcher de la fin qu’avec « les poètes / Explorateurs privilégiés de la fin / les finitudes les confins » ?

 

La poésie selon Darras converse avec le roman. Découpée comme un film, sa narration peut le conduire « au-delà du poème du roman réunis ». Même si « nous n’avons pas été conçus roman / Suite de suites », même si le romancier meurt, « l’histoire continue / D’autres s’y colleront ». Quand lâche le cœur « compteur à poèmes », quand « petit Newton » tombe « dans les pommes », il est secouru par « le roman la fable » qui l’aide « à rentrer chez lui / En boîtant ». Si le roman est « préoccupé avant tout par la fin », le poème ne respire et marche « Que debout / Que début ». Mais qui est cette Dame qui l’a secouru ? That is « la question Perceval ! Où avais-tu donc la tête Perceval ? ». Nommons- la « très simplement / La Providence », dont « l’antichambre du mortuaire, le médical » est un « autre masque ». La Vierge, « Agente de liaison Terre Ciel », médiatrice des grâces ? Darras croise un autre Jacques, le fataliste de Diderot, autre homme de conversations : « Il y a la Providence / Il y a les ennemis de la Providence / Qui ne croient qu’à Hasard / L’autre Dieu ». Ce Dieu « miroir qui se regarderait lui-même à l’Infini » est « Romancier de l’ordre, dans un cas / Du chaos dans l’autre », quand par le poète, « homme des commencements », fin et commencement « jamais ne se recouvrent », restent « Inconnus l’un à l’autre ».

 

Poète de La Maye s’approchant de la mer, Darras a par la traduction cent fois « vainqueur traversé l’Achéron » que fut pour lui la Manche. « Tu mourus à ta langue native / Conformas ton palais à d’autres sonorités / Traversas te perdis de vue ». Se disait « bilingue des deux rives / Ambirive », nous disait « faits pour l’autre rive une autre rive ». Sur la plage, son « champ de bataille favori », il inscrit « les minutes du sable dans la colonne poème » (bonjour, Jarry !). Comme les vagues, « les images toujours reviennent ». Nous n’avons « d’images que de ce côté-ci de l’existence ». Ainsi, la Mort est fable, « Déesse Lare / Domestiquée ». Il faudrait l’imaginer « plus lointaine, plus au-dehors / Hors l’imagination ». Mais « Nous les poètes / Les mimes / Ne savons que mimer ». Poète « petite pie / Impie » ou « pinson penseur » perché sur un « Grand Hêtre » (« L’arbre philosophique par excellence ») ? Non. N’avons « qu’images où nous / percher », et « que sons pour sonder » un Silence qui ne résonne ni ne répond. « Imitons jusqu’au bout » Et chantons. « La vie m’a donné savoir rythmé mesuré / Que la mesure pût cesser ne le crois pas / Croire est acte / Décision / Musicale », qui passe par le corps, « Vitalité l’impérieuse l’impériale ». Aux Dieux « périmés », l’ « envol subtil » de « Théologies souples » oppose une « Foi indéfectible / Dans le Vivant / Défaites incluses ». Ainsi, « Je ne puis concevoir un Dieu qui ne soit pas végétal / Nature naturante pâture pâturante » (bonjour, Spinoza !). Où le cimetière « repique le village à l’envers / Tête en bas / Pour, croirait-on, qu’il repousse / Il repoussera ».

 

« L’athlète du vide » sème la « Trinité plus fine qui puisse exister sur Terre : / L’eau, l’air, le sable ». La « Plaine la Plage » est le « lieu de tous les possibles », où nous avançons « à la rencontre de / Notre Liquidité / Première ». Où la caresse des vagues nous induit « à la / Synesthésie céleste », à l’ « art de ne rien faire qu’exister » (Ô Lafargue, ô Cicéron, Otium !) Darras, « l’enfant demeuré » qui « continue à croire / De manière innée / Nativement » serait-il comme Brassens, mais plus au Nord ,un peu plus à l’ouest, et de son vivant, sur la plage, aux confins, « l’éternel estivant » ?

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