Dans le tronc par Jean-Baptiste Happe
Une phrase qui ne toucherait pas ce tronc ajouterait du bruit au bruit. Je le sais moi qui suis là devant ce tronc, qui ne sait comment l'aborder, comment l'aborder autrement que par moi, justement, par cette entaille dans le tibia qui me rend la station debout précaire, cette entaille, cette coupure à la hache fine mais profonde, ce souvenir d'une agression dont je ne me souviens pas mais qui demeure et rend toute autre chose dérisoire ou abstraite ; ainsi j'ai beau montrer le plus grand intérêt pour les affaires de mon temps, j'ai beau choisir comme un autre, patiemment, la longueur de mes chemises, j'ai beau savoir qu'une autre langue me traverse, une autre blessure dont il fait bon rappeler la géographie, je continue à voir que ce n'est pas une petitesse d'appréhender ce tronc, ce tronc à travers moi.
Trace que je ne peux retracer, souvenir dont je ne me souviens pas, copeaux de chairs de chaque côté du tibia, pas la moindre trace de sang. Quand je travaillais au vivarium d'Amiens, une vieille folle qui venait tous les jours disait lorsque nous fermions le soir, disait obstinément devant la cage vitrée des tortues d'Hermann : « mais cette nuit, surveillez-les bien ! ».Elle le disait aux tortues car elle était pleine de bienveillance à notre égard (détours étranges de l'affection).
Au fond tout cela qui tombe au fond du tronc, tout cela qui frappe au fond du ventre et dégringole dans l'obscur de la mémoire, tout cela pour ajouter une phrase au sujet de la peur de mourir. Une phrase, une dizaine de mots, dix ou douze secondes de temps écoulé. Une phrase fondue à la masse écrite, chantée, suée par les hommes et les bêtes à ce sujet.
J'ai rêvé cette nuit que j'avais un fils. Ce fils avait le même visage que moi enfant. Comme sur des photos qu'il me reste. Sauf : les yeux marrons au lieu de bleu. Je ne sais pas bien ce que signifie ce détail. C'était un rêve agréable, rassurant. Une consolation. Et ce fils, il avait trois ou quatre ans, s'accrochait à mon cou, sur une plage.
Voici : Je ne veux pas que tu te baignes.
Trace que je ne peux retracer, souvenir dont je ne me souviens pas, copeaux de chairs de chaque côté du tibia, pas la moindre trace de sang. Quand je travaillais au vivarium d'Amiens, une vieille folle qui venait tous les jours disait lorsque nous fermions le soir, disait obstinément devant la cage vitrée des tortues d'Hermann : « mais cette nuit, surveillez-les bien ! ».Elle le disait aux tortues car elle était pleine de bienveillance à notre égard (détours étranges de l'affection).
Au fond tout cela qui tombe au fond du tronc, tout cela qui frappe au fond du ventre et dégringole dans l'obscur de la mémoire, tout cela pour ajouter une phrase au sujet de la peur de mourir. Une phrase, une dizaine de mots, dix ou douze secondes de temps écoulé. Une phrase fondue à la masse écrite, chantée, suée par les hommes et les bêtes à ce sujet.
J'ai rêvé cette nuit que j'avais un fils. Ce fils avait le même visage que moi enfant. Comme sur des photos qu'il me reste. Sauf : les yeux marrons au lieu de bleu. Je ne sais pas bien ce que signifie ce détail. C'était un rêve agréable, rassurant. Une consolation. Et ce fils, il avait trois ou quatre ans, s'accrochait à mon cou, sur une plage.
Voici : Je ne veux pas que tu te baignes.