Confidences de Julien Blaine par François Huglo
« Ce n’est pas un poëme, / ce n’est pas un récit, / c’est une confidence ». Pas à mi-voix, pas en toute intimité. C’est un cri de « haine » et de « colère », au nom de la « fraternité », de la « solidarité », du « droit d’asile », contre ceux qui les ont oubliés, ceux qui ont refermé la parenthèse de « désirs » et d’ « accès à la liberté » qui s’est ouverte « de 1962 à 1968 ». Un cri venu du fond d’un trou dans l’eau qui se referme : ai-je existé ? Ai-je dit et fait quoi que ce soit ? Ne suis-je pas vaincu, quand l’éthique de l’humain est vaincue ? Suis-je audible quand je veux « faire progresser l’histoire de la poésie », la « regénérer » ? Comment « couper le son » des discours des républicains américains, l’hémorragie à Gaza et en Ukraine ? Couvrir ce son par un « non », ce sang « par une calligraphie chinoise », semble dérisoire. Humain et déshumain cohabitent, comme Néandertal et Sapiens, l’un étant « dans l’incapacité absolue d’influencer » l’autre. La confidence sera « encore » un texte écrit « pour rien ».
Blaine en a connu, pourtant, des dictatures ! Hitler, Mussolini, Staline, Pinochet, Pol Pot, Bachar-al-Assad, Duvalier, les colonels grecs, Loukachenko… « etc. », hélas ! Et des peuples anéantis, en Amazonie, en Colombie, en Bolivie, au Venezuela,, en Nouvelle-Guinée, en Papouasie occidentale… re-« etc. », hélas ! Combien d’amérindiens ont survécu aux USA, au Canada ?
De Staline à Poutine, de Sharon à Netanyahu, des pouvoirs déshumains « deviennent habituels voire traditionnels ». Gazaouis, Ukrainiens, opposants russes, peuvent-ils, comme l’amandier qui refleurit, reprendre « goût à la vie » ? L’amandier, photos à l’appui, ignore que « là- bas et là-bas » pleuvent des bombes. Ignore-t-il qu’ici même l’air devient irrespirable, l’eau inconsommable, les denrées empoisonnées ? Julien se souvient du cri poussé par sa compagne, qui « venait de perdre (leur) fœtus ». « Ce cri m’a donné un désir d’avoir des enfants, de créer de la vie ». De même, plus les armées tuent, « plus il y aura d’enfants et de naissances ». Babyboomers, ô postérité des morts ! Une prest’action, un livre qui paraît, font figure de parenthèses. Les assassins « reviennent agresser mon cortex et ma mémoire », et même dans les « pays dits démocratiques, moins soumis aux religions » (surtout quand cette démocratie est laïque), « toute opposition se complique ». Et « le pire, c’est qu’ils sont sincères / les larbins de Bolloré », dont « l’inénarrable Furil Haboura ! ».
Un poète qui n’a cessé de rejeter et de condamner « tous les monothéismes » ne peut être traité d’ « islamo-gauchiste ». Ni d’antisémite, même s’il ne ménage ni BHL, ni Delphine Horvilleur, si bien dessinée par son ami Joann Sfar, ami de Charlie. Quand il déplore, dans le « numéro de Libé des 23 et 24 mars 2024 », l’absence de toute « parole palestinienne » ou plus largement « arabe », il ne souhaite évidemment pas y trouver celle du Hamas, organisation théocratique, totalitaire, antisémite et terroriste. Contrairement à d’autres, il ne peut être soupçonné d’aucune complaisance de ce côté-là. Quand il écrit que Netanyahu et Tsahal fabriquent un « nouvel antisémitisme », il n’ignore pas qu’ils renforcent, de génération en génération, ce qu’ils prétendent éradiquer. Netanyahu est tombé dans le piège du Hamas. Il s’agit bien d’un couple de forces qui s’entretiennent mutuellement pour rendre impossible tout dialogue, toute solution à deux états. Le Hamas, comme l’Iran et ses proxys, vise la disparition d’Israël et celle des Juifs parce qu’ils sont juifs, visée aussi profondément génocidaire que celle des nazis, partagée par tous les jihadismes. Le terme « génocide », impropre pour désigner la riposte d’Israël au pogrom entrepris sur son sol, l’est beaucoup moins quand tout un peuple est massacré. Blaine parle de « génocide naissant ». Il y a du mimétisme dans cet entraînement réciproque. Mais le Hamas ne représente pas plus les Palestiniens (il les utilise comme boucliers humains, martyrs appelant de nouveaux martyrs) que Netanyahu ne représente les Israéliens (pour la plupart, ils le contestent), ou qu’Israël ne représente les Juifs. La voix palestinienne absente de Libé serait-elle inaudible ? Blaine l’entend chez Elias Sanbar, traducteur de Mahmoud Darwich. Le poète palestinien a-t-il prévu cette « catastrophe », cette « seconde Nakba qui se produit 76 ans après la première » ?
Le poème de Darwich lu par Sanbar est « un récit, une chronique, un aveu », sa forme est « confidentielle ». Un modèle, pour ces confidences-ci ? Blaine se souvient aussi des « poèmes suspendus » (mou’allaqât), brodés « selon la calligraphie kufique sur un drap de coton » par des poètes qui « s’affrontaient » en répandant leurs odes, bien avant l’apparition de l’Islam. Il cite un poème, troublant d’érotisme et de deuil mêlés, d’empathie animale aussi, de Tarafa’ Amr Ibn Al-‘ Abd-Bakrii, VIe siècle, traduit par Jacques Berque : « Une chanteuse nous donne sa nuit / (…) / elle nous offre / sa coulante et douce fêlure / un va-et-vient de la voix / une plainte alternée de gazelles mères / sur un petit mort ». Quelques pages auparavant, Blaine écrivait : « Nous sommes —en tous cas je suis— comme un nourrisson fiévreux avide de consolation ». Et « ces deux guerres risquent de se poursuivre au-delà de ma mort ». Au fond du cri de colère, comparable au cri de la compagne de Julien près de leur petit mort, cette plainte : « Je suis inutile et plus impuissant que jamais ». Au fond du cri de haine, un chant d’amour. La « confidence » est un poème suspendu.