Construire un matrimoine de la Bande Dessinée (coll.) par Tristan Hordé

Les Parutions

01 sept.
2024

Construire un matrimoine de la Bande Dessinée (coll.) par Tristan Hordé

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Construire un matrimoine de la Bande Dessinée (coll.)

 

Il n’est pas nécessaire de mener une longue enquête pour se rendre compte que la quasi-totalité des personnes interrogées ignore que des femmes sont des autrices de bandes dessinées. Tout le monde cite Hergé pour Tintin, Goscinny († 1977) et Uderzo pour Astérix, sans d’ailleurs distinguer le scénariste du dessinateur, très peu ont lu Julie Doucet, pourtant primée à Angoulême en 2022. L’"oubli" des créatrices n’est pas réservé à ce domaine : qui connaissait Rosa Bonheur ou Mary Cassatt dans les années 90 ? La BD a pris une grande place dans l’édition et reste encore, pour l’essentiel, dominée par les hommes ; il était donc utile de commencer à rassembler des connaissances dispersées relatives aux autrices et aux différents métiers de la BD, tant en Europe qu’en Amérique. Ce livre collectif comble un vide et sera suivi d’autres études.

 

 

Le livre doit beaucoup à l’impulsion donnée depuis 2020 par un groupe fondé pendant la période de Covid, Les Bréchoises, dont les premiers travaux ont donné lieu à un colloque en septembre 2022. Le groupe rassemble des chercheuses et des chercheurs, des bédéastes, des enseignants et des enseignantes, qui étudient la production de BD avec une approche féministe. L’objectif, qui donne sa raison d’être au livre, est de contribuer à la construction d’un matrimoine, c’est-à-dire de rassembler pour la BD tout ce que des générations de femmes ont créé. Rappelons que ce mot ancien désignait au Moyen Âge ce qui était relatif au mariage (cf. matrimonial), puis au XVIe siècle les biens maternels ; il a été repris aujourd’hui pour désigner l’héritage culturel des femmes dans tous les domaines.

Il s’agit bien d’abord ici de « reconstituer une généalogie » de la BD, ensuite de comprendre ce qu’ont été, et sont toujours, les résistances au patriarcat et de relever les représentations positives du corps féminin. Un dernier ensemble s’attache à la formation de collectifs de créatrices et à leur rôle pour défendre et organiser la profession. Parcourir l’index des noms cités (créatrices, revues, œuvres) suffit pour savoir que la BD est aussi, depuis longtemps, un domaine occupé par des femmes et conduit immédiatement à la question : pourquoi ont-elles été ignorées ?

 

Plutôt qu’oubliées mieux vaut en effet parler de femmes rendues invisibles, quel que soit leur rôle dans la création de BD rangées hâtivement sous l’étiquette "BD féminine", sans distinguer scénariste, dessinatrice, coloriste, parfois traductrice. Le nom des soi-disant "petites mains" est très rarement mentionné, même quand elles ont un rôle essentiel, notamment pour la colorisation des dessins ; on cite toujours le cas de l’épouse de Peyo (pseudonyme de Pierre Culliford) qui a eu l’idée de colorier en bleu les Schtroumpfs — sans que son travail soit reconnu.

Suivre le développement de la création des bandes dessinées ou, le plus souvent, des moments saillants dans divers pays (États-Unis, Canada, Argentine, Mexique, Brésil, Espagne franquiste) donne une idée de la diversité et de la richesse des créations. L’autrice de la première BD aux États-Unis, The Yellow Kid, Rose O’Neill (1874-1944), signait d’abord ses dessins C.R.O. pour ne pas apparaître comme femme ; Grace Drayton (1877-1936) a publié à partir de 1905 des bandes dessinées mais dessine aussi pour les soupes Campbell. En France, Jacqueline Rivière (1851-1920), romancière sous divers pseudonymes, est directrice de La Semaine de Suzette, publie en 1905 dans le premier numéro Bécassine, dont elle est scénariste et que dessine Joseph Pinchon ; les contenus du journal, comme la bande dessinée elle-même, destinés plutôt à des fillettes ont contribué longtemps à faire reconnaître les qualités de la BD.

 

En France comme ailleurs, ce n’est qu’à partir des années 1970 que les BD de femmes connaissent une réelle extension et des sujets comme le lesbianisme, l’avortement, le harcèlement, le statut de femmes célibataires, etc. La revue underground Wimmens’ Comix (1972-1991), publiée avec une direction tournante, traite tous ces thèmes ; en France une revue analogue Ah!Nana, créée en 1976 suit les mêmes voies mais ne résiste pas après 1978 à une interdiction de vente en kiosque.  Parallèlement, ce qui appartient au masculin est écarté : aux États-Unis, où « man » est supprimé, on écrit womon ou womyn et au début des années 90 grrrl pour « girl ». C’est le passage des BD dans les blogs après 2000 qui a partout changé les points de vue et favorisé la venue d’une nouvelle génération d’autrices.

 

On ne discutera pas le parti-pris de l’écriture inclusive, on rappellera cependant que les innovations graphiques adoptées (iel, elleux) ne sont pour l’heure pas en usage dans l’ensemble de l’édition, loin s’en faut, et gênent souvent la lecture. Il n’est pas prouvé que la multiplication de formes comme « contributeurice » ou « ieuls » fasse avancer la question du genre.

Un choix d’illustrations ponctue les études — le lecteur les voudrait plus nombreuses. Une bibliographie abondante n’oublie pas les articles de revues et les publications en ligne, sans se limiter à la France, et recense également les entretiens et émissions (télévision, Youtube etc.). Écrite par des spécialistes, cette construction d’un matrimoine est destinée à un public un peu informé, mais tout lecteur intéressé par la BD y trouvera matière à réflexion : là comme ailleurs le travail des femmes n’a pas la même place que celui des hommes, et là comme ailleurs la situation a très lentement changé. Les questions économiques et politiques sont bien étudiées, ne retenir que les aspects esthétiques ne donnerait qu’une vue très partielle et partiale du rôle des femmes.

Un livre très riche d’informations qui alterne heureusement des études de fond et des entretiens plus abordables pour le lecteur intéressé par le phénomène social qu’est la bande dessinée.

 

 

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