Philippe Beck, Documentaires par Tristan Hordé

Les Parutions

23 mars
2025

Philippe Beck, Documentaires par Tristan Hordé

  Philippe Beck, Documentaires

 

 

 

 « Chaque prose est un documentaire »

 

Ce que l’on écrit sur les "réseaux sociaux" n’a pas vocation à être relu, un écrit chasse l’autre et tous sont voués à tomber dans l’oubli. Philippe Beck s’est livré à un « exercice de spéléologie électronique » pour rassembler plus de 180 textes, de dimension variable (de quelques lignes à trois pages) publiés en ligne du 22 mars 2015 au 7 juillet 2024 ; il y a joint, remaniée, une communication à un colloque, titrée Le poème intéressant, et une prose dédiée à Johan Faerber, Musique entre destin et caractère qui, toutes deux, s’accordent avec l’ensemble des écrits regroupés. Un avertissement donne sans ambiguïté une manière de les lire, « Chaque prose est un documentaire, et non un pur et simple document d’existence et de témoignage à mesure qu’on existe ». Le substantif documentaire reprend, ici et dans le titre, l’usage à propos du cinéma, les proses s’entendent donc comme « des documents (…) sur des secteurs de la vie ou de l’activité humaine ou du monde naturel »*.

On comprend que Documentaires aborde, au gré de l’actualité et des activités, rencontres, lectures de l’auteur dans des domaines variés : vivre dans le monde implique la diversité des échanges sociaux. On peut sans peine établir des listes des sujets documentés qui, de manière à engager la réflexion et le dialogue, peuvent être précédés de « Qu’est-ce que » — un enfant, la clarté, un intellectuel, un esthète, un pianiste, etc. On trouvera aussi aisément des points communs parmi les citations à quoi est parfois consacrée la prose de tel jour, que la citation se suffise à elle-même — sujet de réflexion pour le lecteur — ou soit point de départ d’un commentaire, bref ou étendu : Ashbery, Joubert, Swift, Celan, Tchekhov, Alain, Deleuze, Tom Waits, Imre Kertész, Robert Schumann (lettre à Clara), etc. Ce qui apparaissait lors de la publication de chacun de ces documentaires et qui, évidemment, est impossible de ne pas lire dans leur réunion, c’est une analyse politique des faits sociaux, quels qu’ils soient ; rien de surprenant pour le lecteur de Philippe Beck qui, depuis les premiers livres de poèmes, écrit, pour reprendre son vocabulaire, pour éclairer, clarifier, dialoguer, de là transmettre — ce qui devrait être le but de tout documentaire. On retiendra surtout les proses liées à la poésie, domaine essentiel pour qui réfléchit à la vie sociale, en sachant les limites d’une recension : les documentaires forment désormais un tout où les réflexions autour de la poésie sont liées aux observations à propos de la musique, de la lisibilité, de la publication des écrits, etc.

On peut d’abord lire un documentaire général, à propos de ce qu’est un esthète. L’esthète considère que la sensibilité est un « ordre autonome » et, ce faisant, sépare l’art des conditions matérielles dans lesquelles il existe et se développe, et efface les « décisions éthiques et politiques dont la vie quotidienne est tissée » .Toute œuvre d’art transforme celui qui la regarde, l’écoute, la lit ; c’est dire qu’elle a un rôle dans la cité, qu’elle modifie quelque chose dans une communauté, ce que comprennent bien les régimes totalitaires qui tentent de mettre l’art à leur service ou le bannissent. Par ailleurs, personne ne vit hors d’une société et la création solitaire n’existe pas si l’on entend par là qu’elle serait indifférente au contexte. Le formalisme revendiqué en poésie souffre d’oblitérer le contexte : il voudrait que la forme seule produise du sens « ou rejoigne la signification qu’atteste la communauté » ; or les mots d’un poème devraient aider le lecteur à comprendre des sentiments qu’il vit et qu’il n’a pu lui-même mettre en mots. L’émotion naît de reconnaître et de sentir dans les mots associés selon un rythme quelque chose de la nuit du monde où l’on vit. C’est pourquoi l’activité artificielle qui consiste à écrire un poème, si elle l’atteint, fait bouger, si peu que ce soit, la communauté ; en effet, « Aucun homme n’est une île, un tout complet en soi » (John Donne, traduit et cité par P. B.), ce qui l’atteint touche du même coup le groupe. La poésie aurait ainsi une fonction positive, politique, puisqu’elle est à la source de changements, de là d’échanges, de dialogue, sans pour autant imaginer qu’elle transformerait à elle seule une société : il faut inverser les termes et penser « qu’il faut changer le monde avant d’espérer que la poésie puisse le changer ou le rédimer ».

Un des documentaires consiste, sous le texte original, en la traduction non commentée d’un poème d’Emily Dickinson où la question de l’identité, plusieurs fois abordée par ailleurs, est posée.

                       Je suis Personne. Qui êtes-vous ?

                       Êtes-vous – Personne - aussi ?

Alors nous faisons la paire !

Ne le dites pas ! Ils le diraient – vous savez !

C’est si ennuyeux d’être – Quelqu’un !

Si public – comme une Grenouille

Dire son nom – tout le mois de juin

Au Marais qui vous admire !      

 

« Personne » : « je » et « vous » seraient hors du lien social qui suppose un nom, mais leur existence entraîne la possibilité d’un dialogue, fondement d’une communauté, alors que « quelqu’un », ici, ne ferait que « dire son nom » sans attendre de retour, seulement pour être admiré de la foule (le « Marais »). C’est là un exemple du fait que « La poésie est documentaire ou n’est pas ».

 

L’illustration de John Tenniel pour la couverture est en relation avec le titre, soit avec l’ensemble du livre. Elle figurait dans l’édition de 1889 (1ère édition 1865) d’Alice au Pays des merveilles de Lewis Carroll. Alice est devant le chat de Cheshire qui, souriant, satisfera la demande de la petite fille, disparaîtra lentement en commençant par le bout de la queue et ne laissera de lui en suspens que son sourire. Il y a là l’impossibilité d’une expérience perceptive — un sourire sans chat — pour Alice, « la Citoyenne du Bon sens Étonné ». Leçon peut-être pour apprécier la nécessité du commentaire, ce « sourire doux et cruel s’impose à l’âme bousculée. Il représente une pure façon de déplacer la sagesse, car la sagesse ne sait que faire de ce qui la rend folle ». C’est un des plaisirs de Documentaires que de conduire le lecteur, comme dans Abstraite et plaisantine, poèmes récemment publiés, à réfléchir sur sa pratique de lecture de la poésie.

 

 

 

 

 

 

* Trésor de la langue française informatisé, article "Documentaire"

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