Julia Peker, Marelle par Tristan Hordé
« démêler les ombres »
Jusqu’à une époque récente les enfants blessés dans leur vie et éprouvant les plus grandes difficultés à se construire, finissaient le plus souvent, devenus adultes, à la dérive ; l’aide extérieure nécessaire pour les aider, relativement récente, en sauve une partie du désespoir de vivre. Julia Peker, psychologue clinicienne, reçoit ces enfants et adolescents, garçons et filles, que la vie a commencé très tôt à détruire. Ses poèmes ne sont pas des comptes rendus de séances, ils ont été écrits à partir de soins faits d’écoute et d’échange, aussi l’expression « poèmes cliniques » de l’auteure pour les définir paraît-elle inadéquate : ils n’ont pas vocation à être lus par ceux et celles qu’elle a accompagnés dans leur détresse, mais par des lecteurs de poésie. Ces poèmes, en strophes de quelques vers brefs, rarement plus de vingt, restituent, en belle page, le "portrait" d’une rencontre qu’un titre, page de gauche, tente de présenter.
Marelle est aussi le titre d’un poème qui met crûment en lumière, la quasi-impossibilité d’un enfant cabossé de s’adapter à certaines pratiques sociales, ici à un jeu qui, en principe, n’est pas solitaire, courant dans les cours de récréation autrefois. Après avoir tracé sur le sol le dessin d’une marelle, l’enfant ne parvient pas à sauter, sans doute par crainte d’échouer ; preuve d’un rapport au monde, difficile ou peut-être impossible, qui apparaît avec force au lecteur. Souvent, les titres des poèmes sont éloquents : le saut, SOS, Noir, le cri, mutique, survivre à la nuit, la langue de personne, etc.
On devine que des drames familiaux, des violences, le décès d’un proche ou (et) l’absence des plus simples sentiments d’affection ont été à l’origine des troubles profonds que la psychologue tente de comprendre pour chercher avec l’enfant à les réduire. Mais il est rare que quoi que ce soit s’exprime à ce sujet. Souvent l’enfant reste muet, se ferme, parle d’autre chose, parfois quitte la pièce en refusant la main tendue, ce que traduit, parmi d’autres, une strophe :
tes mots ont pris le pli
s’avancent sur des lignes parallèles
pour ne jamais croiser
ce qui pourrait remonter du dedans
ne rien déterrer de tes nuits
ne rien voir de ce qui s’écroule
quand tu cherches à tenir
Quelle que soit la qualité de son écoute, l’adulte se retrouve régulièrement devant un enfant qui garde « un secret/défendu par la peur ». "Peur" est un des mots récurrents, marque du malaise d’exister, d’être là : c’est « la peur d’être vu », c’est « la peur [qui] secoue sans bruit [l]es épaules », c’est la peur de dire ce qui provoque la peur. Alors la voix « trébuche » de ne pouvoir dire, de ne pouvoir sortir d’un « labyrinthe à sens unique », et si l’on s’extrait du dédale c’est pour rester devant des « portes closes » : personne n’attend personne à la sortie.
La rencontre avec l’enfant ou l’adolescente(e) s’organise pour l’essentiel à partir de ses gestes, de ce qu’il peut dire et non de questions ; parfois, des mots mal acceptés parce qu’ils viennent de l’adulte — de l’autre —, provoquent le refus, interrompent toute possibilité d’échange, l’enfant s’absente ou se retire de la pièce, « le moindre mot/le moindre geste/et tout explose ». À l’inverse, le refus de la proximité peut se manifester par un flot de mots qui, d’une autre manière que le silence, éloigne la parole amie en face de soi, alors « les mots s’empilent/sans vraiment s’enchaîner ». Ce n’est pas dire que toute tentative d’approche échoue, que la psychologue ne peut rien faire ; même quand l’enfant se vit « seul contre tous », il essaie toujours de ne pas rompre avec ce "tous" et c’est par le regard qu’il accepte une aide, ce que relève l’auteure, « pour ne pas sombrer/ dans un gouffre sans fond/tu te contentes/ de croiser mon regard ». Le regard est, souvent, la voie d’où part une sorte de dialogue et, aussi, celle qui le bloque — on lit , parmi d’autres exemples, « ton regard se retire », « tes yeux sans regard s’enroulent en dedans ».
Même quand les mots s’échangent, ils ne font pas disparaître une tristesse, une douleur, des manques, la hantise de la perte, le sentiment que « les couleurs de la vie / [sont] introuvables ». Comment évacuer « les gravats de l’enfance » ? comment restituer sa plénitude à des « corps en morceaux », à une « unité morcelée » ? comment cette « plage secrète / délivrée des cris et du temps » à laquelle tous ces êtres blessés aspirent ? On sait que toute cette misère, depuis toujours, naît et se développe parce que la société ne se soucie pas, ou très peu, de la difficulté à se vivre, parce que les uns et les autres ignorent cette souffrance. Pourtant, elle est souvent proche et Julia Peker dit justement « mais que verrions-nous/sans tes questions qui font tourner le monde ? »